Les Documents





DOCUMENT 3.2 : GUERRE CIVILE

A l'apogée de leur civilisation, les Elfes se divisaient en de nombreux royaumes qui pouvaient se résumer, par leurs alliances, à trois factions :
- Les Hauts Elfes étaient les plus nombreux. Ils étaient à la tête de cités industrieuses, façonnées par leur maîtrise consommée de l'art magique, harmonieusement accordées avec leur environnement naturel
- Les Elfes de Guerre rassemblaient les communautés les plus belliqueuses, très conscientes de la fragilité de leur domination. Ils exerçaient une pression sur les espèces moins développées, comme les Nains et les Hommes, et vivaient grassement de leurs tributs
- Les Elfes des Trois Lunes, enfin, rejetaient toute forme d'aménagement du territoire qui se serait soldée par un assujettissement de la Nature. Ils s'épanouissaient dans l'autarcie, préférant la compagnie des fées et des animaux à celle de leurs semblables. Ils prônaient la « décélération du temps » et le « désengagement moral »

Des tensions diverses conduisirent à l'éclosion d'un conflit inter-ethnique (il s'agissait de monarchies distinctes même si, de l'extérieur, il était vu comme une guerre civile). Il plaça face-à-face les deux premières factions, qui disposaient d'une puissance militaire à peu près équivalente malgré une asymétrie des effectifs. Les Hauts Elfes se tournèrent alors vers les Nains et vers les Hommes - à l'époque, ces derniers formaient des contingents d'esclaves chez les Elfes de Guerre, ils se retrouvèrent donc dans les deux camps.

Du point de vue spirituelle, tous les Elfes pouvaient être considérés comme des animistes. Ils avaient été les formateurs des druides, qui reproduisaient à leur échelle le modèle de la philosophie elfique dans les sociétés humaines.
Les Elfes de Guerre avaient une prédilection pour les insectes sociaux, qui mettaient en avant le bien collectif au détriment de l'individu. Ce qui n'était au départ qu'une tendance devint une fascination. Cette religiosité marquait aussi une profonde différence avec les deux autres factions. La vision des Elfes de Guerre se changea en hénothéisme. Au milieu de leur panthéon, trônait Loll, l'Araignée-Poussière (une espèce d'arachnides sociaux réputée gouvernée par une conscience unique). Les araignées se nourrissaient d'insectes ; leurs zélateurs se livraient au sacrifice d'êtres sensibles, tels les Hommes, ou les Elfes des Trois Lunes, mais le summum était de prendre rituellement la vie d'un de leurs congénères.
Les Hauts Elfes sortirent vainqueurs mais brisés de cette querelle. Les Hommes, à qui ils avaient promis monts et merveille contre leur aide, s'emparèrent de leur territoire pour se payer d'un surplus dont ils ne pouvaient s'acquitter.

Les Elfes de Guerre se retirèrent sur l'île de Thulan, où ils coexistaient depuis toujours avec des Elfes des Trois Lunes. Leur omnipotence avait pris fin dans un génocide. Les Hommes, qui les avaient connus pour certains sous le nom de Nérunéens (leur capitale insulaire), s'étaient affranchis de leur tutelle. Leur civilisation s'endormit ; ils avaient perdu les faveurs de Loll, l'Araignée-Poussière.

DOCUMENT 3.1 : LA LETTRE DE DU THONOY DE CARTOUCHE

La régente doit passer plus de temps au château d'Avontry qu'elle ne le souhaiterait. L'une de ses distractions par temps pluvieux - vocation de ménestrel oblige - est de fouiller les archives royales pour y mettre à jour ce que son père, pendant toute la durée de son règne, a dissimulé à ses sujets. Et aussi de bonnes histoires.
Un soir qu'elle consulte de vieilles correspondances à la lueur vacillante d'une bougie, elle fait une découverte surprenante. Celle-ci concerne la perte de son frère aîné, Loup, réputé disparu en mer.

La voici dans son entièreté :

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A sa Majesté le roi Léon, seigneur de Grandsvents et suzerain d'Alenfort, salutations respectueuses !

J'ai l'honneur de porter à la connaissance de sa Majesté, la découverte d'une île de taille considérable sise au milieu de la mer nérunéenne.
L'île en question a été abordée par des pêcheurs, s'étant aventurés en eau profonde au large des Clarides, qui furent déroutés par de forts courants. Son approche est délicate, hérissée d'écueils, ceinturée de haut-fonds et battue par les vents ; elle semble d'origine volcanique.

D'après leur estimation, elle se localise à environ 500 milles nautiques en naviguant plein Ouest à partir de la frontière Sud de notre pays.

Plus étonnant encore, les pêcheurs s'échouèrent sur ses récifs et furent récupérés par des tribus côtières ayant l'apparence d'Elfes, aux visages constellées d'anneaux peints. Les indigènes étaient dans le plus simple appareil et semblaient vivre dans un total dénuement, logeant dans des huttes de pierre et de torchis. Ils firent néanmoins bon accueil à notre équipage et, au cours de longues journées, l'aidèrent à renflouer et remettre à flot son embarcation. Pendant ce temps, les naufragés vécurent à la mode locale.
Ils réalisèrent que l'île sur laquelle ils avaient atterri était très étendue. De toutes parts, elle était bordée par une plage de sable gris, parsemées ça et là de saillants rocheux, dépouillés et gris eux aussi. La couleur était si prégnante qu'ils baptisèrent cet endroit l'Ile Grise, pendant que les naturels répétaient « Thulan ! Thulan ! ». Ces derniers expliquèrent aussi que, par endroit, la plage était semée de joyaux déposés par la marée; à la manière des petits coquillages, ils suffisait de se baisser pour les ramasser. J'en joins un exemplaire à votre Majesté pour qu'elle se rende compte de son aspect étrange : un contenant de feu. C'est une petite pièce, mais il en existe d'aussi grosses que le pouce d'après les témoignages. A l'intérieur des terres, ce sol caillouteux servait de terreau pour de grands arbres droits, ressemblant à des pins mais bien plus hauts et plus touffus.
Après ce séjour miraculeux, les pêcheurs furent à même de regagner leur port d'attache, la ville de Saint-Broc-en-Louin.
Leur récit fit grande impression sur les Saint-Brocains, ainsi qu'au seigneur Ragon. Surtout, elles vinrent jusqu'aux oreilles de l'Amirauté.

Ayant obtenu de leur part confirmation des coordonnées géographiques, je m'enquiers auprès de sa Majesté des suites à donner à cette affaire.
Il n'aura pas échappé à sa Sagacité que nos voisins de Monturie pourraient eux-mêmes y montrer de l'appétit, ou même nous avoir devancés lors d'un premier contact (bien qu'ils soient de piètres marins, comme votre Majesté le souligne souvent).

Mon avis serait d'appointer un ambassadeur royal pour m'accompagner lors d'une rencontre officielle. La mission aurait aussi pour objectif d'évaluer les capacités défensives des insulaires et, pourquoi pas, d'étendre les possessions de sa Majesté à leur détriment, avec effet immédiat si l'opportunité s'en présente.

Attendant pressément votre réponse, je demeure votre obligé,

Le grand amiral de la Flotte,

Enguerrand du Thonoy de Cartouche

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Post-scriptum:

Ici, il est bon de préciser que le sieur du Thonoy de Cartouche disposait effectivement du titre de grand amiral de la Flotte, bien qu'il ne soit pas dans les bonnes grâces du roi Léon.
Admettons que cette charge, aussi impressionnante qu'elle paraisse à travers son intitulé, se résumait à peu de choses. La Flotte en question tenait toute entière dans deux nefs et cinq brigantins. C'était peu, mais les Alenfortains n'avaient pas le pied marin, et c'était mieux qu'en Monturie, ce qui lui valait tous les honneurs de ce côté-ci des Marécages de Zlurg [ndlr : qui marquent la frontière entre les deux].

Le roi considérait du Thonoy de Cartouche comme un incapable dans ses fonctions maritimes : piètre navigateur, ne sachant pas nager, d'intelligence médiocre et volontiers grandiloquent. Toutefois, c'était un parent et sa présence empêchait que le titre prestigieux ne retomba sur l'un des comtes. Il était aussi audacieux, vif et respecté de ses hommes pour sa générosité et son sens tactique, mais au sol.

En poursuivant ses investigations, Angélique finit par établir la réalité et les moyens de l'expédition. Elle comportait l'une des deux nefs, la Mijaurée, ainsi que deux brigantins, le Hardi et la Cervoise.
Loup en fut le bref officier commandant. Jamais on ne vit les bateaux revenir ni aucun membre d'équipage.
Du Thonoy de Cartouche, quant à lui, avait été écarté, sans doute pour ne pas éclipser la grandeur du royal ambassadeur. Il a pris depuis lors sa « retraite » de la Marine.
Cet événement (passé sous silence) signifia aussi le déclin de celle-ci.

Après une courte hésitation, Angélique place la régence entre les mains de son oncle Raoul. Elle lui fait promettre qu'il la lui rendra, ce qui l'incite à protester de ses bonnes intentions mais, quoi qu'il en soit, l'appel du large est trop ardent pour la jeune femme.
La reine convoque ses anciens serviteurs : le fidèle chevalier Antoine (remis de sa chute d'une tour du château), l'équivoque mais attachant Lormeau, le druide Erwen qui s'enthousiasme de l'exploration à venir. Elle convainc également un sombre personnage, ancien capitaine de navire, devenu mage de combat, de se joindre à eux: Philippe d'Espignac.

Cette histoire, c'est le récit de leurs efforts pour retrouver Loup, le véritable héritier du trône d'Alenfort.

DOCUMENT 2.1 : "OYEZ ! OYEZ ! LE DEFI DE LA PLUS BELLE CREATION ARTISANALE DE L'ANNEE EST OUVERT !"

Conjointement les cités d'Orak-Dûm, Orak-Ghida et Orak-ad-Gorak ouvrent le défi de la plus belle création artisanale de l'année.

Toutes les personnes ayant résidé plus d'un an dans l'une de ces villes ou dans les villages attenant sont appelées à participer.

Conditions expresses concernant l'objet retenu :
Il devra avoir été réalisé dans l'année,
Il ne devra pas être la copie, plus ou moins conforme, d'un objet plus ancien,
Il devra avoir été confectionné dans le territoire de trois Cités,
Il intégrera un travail de sculpture ou de forge.

Les candidatures seront recevables jusqu'à la fin de l'année. L'objet devra être remis au roi dont le prétendant est un sujet, celui-ci se livrera à une sélection préalable et une seule proposition sera admissible par Cité.
Un jury indépendant élira l'objet offrant les meilleures caractéristiques. Ceux qui illustreront le savoir-faire traditionnel des Nains seront privilégiés.
Le gagnant recevra une récompense, à la discrétion du monarque par lui vainqueur.

NOTE : pour la ville d'Orak-Dûm, se présenter à la poterne 6 car la porte principale du palais est en cours de réparation.


Signés : Leurs Altesses Sérénissimes



Ce concours est sponsorisé par la Guilde des Joailliers.

DOCUMENT 1.4 : LE TESTAMENT DU ROI

Moi, Roi Léon, fils de Flec le Grand, détenteur de la Couronne d'Alenfort, sentant mon défenissement instant, entend par ce document [cuf ! cuf !]... j'entends... [cuf !]... j'entends... comment déjà ?...

[On entend la voix de Marmonius : « Sire. », le reste n'est pas audible]

Ah oui ! J'entends organiser ma... [cuf !] ma succession... afin de garantir la paix pour les siècles à venir au Royaume d'Alenfort... [cuf ! cuf !] que ce soit [cuf !] avec ses voisins [CUF !] ou... ou... à l'intérieur de ses frontières.

Ce faisant, j'ai pré... présidé le 5 de ce mois, un... un conseil extraordinaire qui... [cuf ! cuf !] qui visait à écarter de celle-ci mon... mon fils, Conon ! Pour... Comment déjà ? [« pour inaptitude, sire », on reconnaît la voix de Marmonius]. Pour inaptitude ! [cuf ! cuf !] Ce malheureux petit, il n'a plus toute sa tête. Depuis son accident de cheval... [« Sire, ne vous éloignez pas du sujet, vous abusez de vos forces ! » ; c'est la voix de Faune le Docte à présent]

Bref, je décrète [cuf ! cuf !]... non, je veux reconnaître officiellement Aloys, né du ventre de Rosamonde, et [cuf ! cuf !] de mes amours illégitimes avec celle-ci. Qu'à travers cette... euh... [cuf ! cuf !] cette reconnaissance, Aloys entre dans la ligne mes successibles [cuf !] et devienne le premier d'entre eux !

Quant à... euh... Rosamonde. qu'elle soit traitée comme la mère d'un roi ! [cuf ! cuf !].

[Regard tendre du roi envers celle qui lui a donné un héritier]

Je veux aussi promettre à ma... aux enfants survivants de mon épouse légi... Rade... [cuf !]... Rad [cuf !]... aux enfants de mon épouse, Conon et Angélique - Loup, paix à son âme, nous a quitté trop tôt ! - qu'ils pourront toujours bénéficier de la géné... générosité du Roi. Que ce soit de moi ou bien sûr leur, désormais, frère. Reconnaissants, eh bien... [cuf !] qu'ils lui apportent soutien et affection !... comme à moi ! [cuf !]

Je pense tout particulière... [cuf ! cuf !] à ma petite Angélique, qui plutôt que de charmer la cour par sa belle... belle voix, préfère courir les campagnes. Eh bien ? Qu'elle court, si cela lui chante ! Le pays survivra à son célibat. Voilà. Mais Angélique, soit douce avec ton frère ! Chérie-le, comme tu m'as chéri ! Je sais que cette décision te déplaira, mais c'est la meilleure pour tous !

[Long silence]

[Faune s'adresse à Marmonius ; inaudible]

[« Le régent, sire ! » s'écrie Marmonius, comme si on lui avait aiguillonné le derrière avec un tisonnier]

[Le Roi est las, sa tête repose sur l'oreiller, un peu de bave dévalant sa joue gauche]

[Plus fort : « Le régent, sire !]

Aahhh... ah oui... oui, le régent. [cuf !]. Approche, Faune. Il faudra nous faire honneur cette fois.

[Le Roi rit dans sa barbe]

[Cuf ! cuf !]

Vous notez ça ?

[« Sire ! » interpelle Marmonius]

Etant donné le jeune âge d'Aloys... je... souhaite faire de mon fidèle vassal le compte Faune, ici présent, le régent du Royaume. Et ce, jusqu'à la majo... majori[cuf !]. Jusqu'à la majorité de mon fils...

A ce titre, Faune devient également le tuteur de mes trois enfants... Il est responsable de leur éducation et de leur protection.

[Silence, le Roi se rendort, ses yeux mi-clos observent l'assistance]

[Marmonius fait des signes]

[Le Roi s'agace :]

Par Wulf, que vous faut-il encore ? Me laisseras-tu mourir, diable de notaire !

[« Il faut prononcer la formule, sire, explicite Faune d'une voix mielleuse]

[Le roi se redresse sur son lit, se racle la gorge et inspire une grande bouffée d'air]

Conformément aux lois non-écrites du Royaume, ce testament...

[Silence, le Roi inspire]

Ce testament est rédigé devant six témoins... dont le... le Juriste Royal ! Chaque mot prononcé, chaque geste a été dû... dûment enregistré !

Les comtes... les... euh. les barons... jusqu'aux plus petits des vavasseurs... sont chargés de l'application de mes dernières volontés. Quiconque s'y opposera, ou cherchera à les détourner de leur esprit, sera traité en félon !

Puisque... puisque... puisque cela est écrit,... eh bien... que cela s'accomplisse ! [cuf !]

Les témoins :
Marmonius Velch, Juriste Royal assermenté
Faune, comte d'Ermesan
Ernold, Grand Chancellier
Richard, Premier Capitaine des Chevaliers Mesniers
Gailhart, greffier assermenté
Rosamonde, femme de chambre
Les témoins reconnaissent comme exactes et exhaustives les paroles et commentaires enregistrés.

DOCUMENT 1.2 : LE DISCOURS DU FANTOME

« Je me nomme le Roi [BLANC]. Comme vous l'entendez, je suis devenu incapable de prononcer mon propre nom parce que ma mémoire défaille sitôt qu'elle l'invoque.

J'étais autrefois le souverain d'Alenfort, le XIIe à en porter la couronne. La capitale, Eauxbelles, s'en situait sur une île, toute proche du rivage, que l'on avait fortifiée. Son siège n'était conductible que par une puissante flotte de navires. Malheureusement, l'ennemi n'a jamais encerclé ma ville : elle a sombré sous le poids de turpitudes intérieures.

La garde d'élite qui en assurait la protection était celle des Chevaliers Mesniers. Elle était soudée par une allégeance à ma personne. A travers les générations, le Premier Capitaine, son grand maître, avait gagné en prestance jusqu'à devenir le second du royaume. Mais un tel rang ne pouvait pas convenir à celui en qui j'avais pleinement confiance : Flec de Bors. Issu de la petite noblesse de Grandsvents, il était dévoré d'une ambition effroyable. Il s'allia avec un magicien nommé Sinistro pour s'emparer du trône. Cet homme était à craindre ! Il s'agissait d'un puissant druide, le conseiller de mon père, autrefois chassé par lui. L'histoire de son éviction demeure mystérieuse, mais il s'intéressait à des formes contre-nature de la magie et espérait en apprendre le secret de la vie éternelle.

Un beau jour de printemps, les conspirateurs se dévoilèrent et faillirent m'enlever au cours d'une cérémonie publique. J'en fus préservé par une dizaine de Chevaliers qui se sacrifia au moment décisif. Avec ma famille et quelques fidèles, je pus me retrancher dans le palais royal. Flec, qui était secondé par le magicien, se mis en tête de nous y faire rôtir. Pour cela, il avait du temps. Il fit couper de nombreux arbres dans la forêt qui furent déposés au pied des murs par bateaux. Le feu y prit rapidement. Notre refuge devait être évacué ; tentures, poutres en bois, tables et chaises, tout flambait. Les pierres irradiaient une chaleur insoutenable et le mobilier dégageait des fumées mortelles.
Les rescapés, dont je faisais partie, se réfugièrent dans les caves humides du château. L'essentiel de nos vivres se trouvait là, ainsi que des tonneaux de vin à foison, et nous pouvions tenir encore longtemps ainsi enterrés. A tâtons, nous finîmes par découvrir un passage secret qui pouvait mener vers l'extérieur. J'ignore si Flec avait connaissance de celui-ci. Quoi qu'il en soit, il était piégé. Le déblaiement attira vers nous une créature qui n'aurait pas dû se trouver là. Une sorte de masse gélatineuse, acide, glissant sur un tapis de bave et absorbant toute matière organique devant elle. Je fus parmi les premiers avalé.

La nuit suivante, je ressurgis du sol sous forme spectrale. Le monde m'était devenu intangible. La créature, dans les souterrains du château, semblait avoir dévoré tous les prisonniers. En fait, l'accès en était maintenant libre. Sans doute certains avaient-ils préféré ouvrir la porte aux assaillants plutôt que de lui succomber.

Sous ma nouvelle condition, je pouvais couvrir un périmètre qui englobait l'île et la forêt de Lonne. A l'époque, elle était bien plus réduite qu'elle ne l'est aujourd'hui, car la capitale, en s'accroissant, avait débordé sur le continent. Les habitations se succédaient au nord de l'île jusqu'à un phare qu'on rencontre encore aujourd'hui.

J'ai vu dépérir le comté du Lonnesan qui, autrefois, avait été le plus florissant de mes territoires et celui de mes origines. Les Sahuagins furent invités sur l'île-capitale où plus jamais un pied humain ne devait se poser. Le magicien inséra des oufs dans la plage qui donnèrent naissance à une nuée de petits crocodiles. Ils devaient revenir, encore et encore. Les armées de pillards excitées par Flec n'étaient pas en reste. Les forteresses furent rasées, les populations déplacées, les aristocrates avilis. Mais cela ne suffisait pas, les flammes de la restauration couvaient sous la centre. C'est alors qu'une grande confusion s'installa. Un matin, le peuple se réveilla avec une partie de ses souvenirs effacés.

Je compris que la force qui nous avait abattus n'aurait pu être stoppée par des moyens ordinaires. Une puissante magie était à l'ouvre depuis le début. Elle venait d'extirper de nos monuments, de nos archives, mais également de notre mémoire toute trace de l'ancienne dynastie. C'est ainsi que je devins le Roi [BLANC]. Si je conserve de plus nombreux souvenirs que mes anciens sujets c'est - il me semble - parce que je ne dors pas. A chaque réveil, je les voyais plus ahuris. Sans doute le sortilège n'était-il pleinement actif que pendant nos rêves.

Je peux encore vous dire que Flec s'en retourna vers le domaine de Bors où il avait vu le jour. Accompagné d'une puissante escorte, il écrasa les vassaux qui ne le suivaient pas déjà. En son nom personnel, il s'accapara le comté de Grandsvents sur lesquels ses rudes aïeux n'auraient jamais osé lever les yeux. Son influence s'étendit et il finit par être reconnu comme le possesseur de tout le royaume. Tous les rebelles, pourtant légitimes, furent traités en simples félons. Voilà ce que m'ont enseigné les conversations que j'espionnais.

Aujourd'hui, tout cela n'a plus d'importance. Flec est décédé de sa belle mort. Son fils règne en tant qu'héritier de l'usurpateur. Je l'ai croisé un jour, dans sa jeunesse, alors qu'il chassait le cerf en forêt de Lonne. Il ne m'a pas reconnu. Il m'a traité comme un importun vieillard. Comment le lui reprocher ? Il ignore les méfaits, sur lesquels s'est élevé son pouvoir. Mes descendants - à ma connaissance - on périt dans la substance corrosive sécrétée par la créature des souterrains, à moins que Flec ne les ai fait disparaître. Mon plus proche parent serait Ragon le Fruste, personnage grossier et mais jovial. Lui aussi tient la distinction comtale d'une atroce trahison, puisque son père aida à massacrer mes derniers partisans.

Je me suis interrogé sur ma présence ici. Pourquoi n'ai-je pas droit, comme tant d'autres qui le méritent moins peut-être, au repos éternel ? J'ai pensé que ma mission m'avait échu de récupérer le trône ; pas pour moi, mais pour d'éventuels héritiers qui seraient toujours en vie. Je ne le crois plus aujourd'hui. Ma couronne, qui était celle transmise de règne en règne, demeure intacte dans le ventre à demi-transparent de la « chose » qui vit sous le palais. Si vous l'en arrachez, elle sera à vous. Quant à moi, il me semble qu'elle me libérera de ma servitude éternelle. »

DOCUMENT 1.1 : LE ROI PRES MORT-EN-TERRE

---- En ancien françois ----

« Je n'avois pas vingt ans.
En jornee [voyage] dans le pais de Lonne, j'esplorais la forest ainsi nommée, sur le rivage qu'avoisinent les bourbiers de Zlurg et l'islage de Mort-en-Terre. J'y fis drôle d'avenue [de rencontre]. Devancé par mes chiens et suivi de mes fidèles bachelors [écuyers], je bersoyais [chassais] un cerf au pelage d'or. Quel animal ! Il nous avait distancés et nous remontions les aboiements des berserets [chiens de chasse]. Dans une clairière pierreuse, j'esgardis [vis] un paisant [homme du pays] chanu [aux cheveux blancs], agenouillé, se désaltérant d'un bruec [ruisseau].

_ Toi là-bas ! As-tu esgardi grand cerf à robe jaune ?
_ Nenni seignor, je suis forelore [perdu], respondit le viot [vieillard]. Aurais-tu la bienveillance de m'enchevaler ?
_ Sais-tu qui je suis ? m'esbalbis-je [m'étonnais-je]. Il était visible - à esgardir mon aloi et les gens de mon escorte -, que je n'appartenais pas au commun.
_ Je desconois [j'ignore] ton nom, admit le paisant mais, si je ne m'y risque, je seroi encore ici anquenuit
_ Laisse-moi te rendre un service, mais pas celui que tu crois : je suis Léon, fils du roi Flec, et c'est grand honneur pour toi de m'avenir [rencontrer]. Parce que tu es sénile ou ignorant, j'oublierai la manière insolente dont tu m'as adressé. Voilà une bonne estoire [histoire] pour ta prochaine taverne. Salut !
_ Sur ce, je pressois mon escorte de s'ahastir [d'accélérer].
_ Le viot continua à aromancier [parler en langue vulgaire] derrière moi :
_ Cela veut-il dire que tu ne peux m'aider ?
_ Sors d'ici par les moyens qui t'y ont amené ! lui criais-je.

La venaison nous promena tout le jour, pour à la fie nous formener [égarer]. Ce n'est qu'à l'asserement [tombée de la nuit], rompus par la fatigue, que nous l'avons anlaissiée.
A l'orée de la forêt, j'aperçus à nouveau l'homme, qui avoit retrouvé l'adrece [bonne direction].
_ Eh bien le viot, tu as lucré [gagné] ta sortie tout seul !
_ Si fait, et moi aussi j'ai une estoire pour toi aor [maintenant].
_ J'ascolte.
_ Elle se déroule quelques dizaines d'années dans le futur. Au crépuscule de ta vie, et comme tu m'as anlaissié, prédit l'inconnu, tes vassaux, ton épouse et même tes fançons [petits enfants] te trahiront ou te defuiront. Ton engendrement [ta race, ta lignée] esperira [s'éteindra] despres l'islage de Mort-en-Terre.

Plus de quarante ans se sont écoulés, et soudain ces paroles me reviennent en mémoire.
Le defenissement [fin, mort] instant [imminent(e)], je contrepense à tout cela. Y a-t-il quelque chose pour moi sur l'île de Mort-en-Terre ? J'en veux l'acertance.
Vous pouvez y voir l'aviel [la lubie] d'un viot ou le dernier hait [désir] d'un roi agonisant. J'aimerais que vous vous y rendiez et de votre jornee [voyage] me fassiez acontage [récit]. J'entends : avant ma definaille [mort] »




Les oeuvres suivantes, relevant du domaine public, sont entrées dans la composition de cette page:
En début de page: La Tréfillerie sur la Pegnitz (1489-90) est un tableau d'Albrech Dürer ; il est encadré par deux représentations de documents: à gauche, ils proviennent d'un Trompe l'oeil (1699) d'Evert Collier et à droite, une vanité Ars longa, vitta brevis de Pieter van Steenwyck (1633-1656).
Les sections de texte sont séparées soit: par un traîneau extrait et adapté d'un tableau de Boris Kustodiev, Mardi de Maslenitsa (1916) ; par des casques d'armure complète, tirés de Trois Etudes de Heaumes, des aquarelles réalisées par Albrecht Dürer en 1514 ; par un paysage gourmand, Nature morte au jambon d'Anne Vallayer-Coster (1767) ; par un renard tiré de La Chasse au renard de Winslow Homer (1893).