LES PORTRAITS

PAR LES FEMMES


Les grands noms de la Deuxième Ligne Temporelle



Nouvel arbre généalogique centré sur les descendants de Brett McElaine, remontant jusqu'au premier ancêtre américain






Specular

Le Reflet du Maître d'Armes est, en apparence, en tout point identique à ce dernier. Pourtant, c'est un être unique et indépendant : il n'existe pas plusieurs versions de ce reflet et il ne partage pas une conscience commune avec son original. Au début, on se contentait de l'évoquer en parlant du « Reflet du Maître d'Armes » (Mirror Image of the Swordsman) parce qu'il n'était qu'un faire-valoir synthétique. Cette appellation parut rapidement inadaptée pour un être doué d'intelligence et qui développait des singularités avec le temps, s'éloignant petit à petit de son modèle.

Le tempérament du Reflet était à sa création, une duplication exacte de l'esprit du Maître d'Armes. Seulement, l'âme est plus malléable que le corps. S'il était une chose que le Reflet ne partageait pas, c'était le destin du Maître d'Armes. Il était cantonné dans le rôle de l'éternel antagoniste, mannequin d'entraînement vivant pour son géniteur. Ce parcours tout tracé modifia ses prédispositions, le rendit plus sombre, jusqu'à lui donner une sensibilité d'écorché vif.

Pour marquer sa distinction, le Reflet adopta le nom de Specular, tiré de l'adjectif « spéculaire » qui désigne ce qui est relatif à un miroir.

Specular ne fait pas, à proprement parler, partie du Kerberos Club. Il y a pourtant été recueilli, n'ayant pas d'existence indépendante au dehors. Il serait plutôt à classer parmi les sympathisants du Club.





Les Membres du Kerberos Club

Les membres du Kerberos Club sont estimés à une trentaine mais seuls sont ici présentés ceux pour lesquels faire vivre cette communauté de super-héros est devenue une véritable vocation.

The Wall (le Mur) garde l'entrée du Kerberos Club. Il y demeure jour et nuit, sans jamais prendre de repos. Lorsque le soir tombe, ses yeux s'éclairent d'une lueur blafarde, dont on dit qu'elle perce tous les déguisements. The Wall porte pour unique vêtement une bure de moine qui lui donne l'aspect d'un sinistre inquisiteur.

Captain Alright (Captain Indemne) est un super-héros doué d'une chance incroyable. Il est rare que les coups portés contre lui l'atteignent, ou que les machines utilisées pour le détruire fonctionnent. Sa chance lui viendrait d'un objet mystérieux d'origine égyptienne, le Ankh. Cet objet, Captain Alright ne le porte pas sur lui, mais a lié à lui son destin, via un rituel ancien. Le Ankh est toutefois représenté sur son costume, sous une forme stylisée et dans des tons dorés.
La façon dont le Captain s'est accaparé le porte-bonheur et, a fortiori, celle dont il en canalisé les pouvoirs, est inconnu. Comment quelqu'un d'aussi superficiel et peu éduqué que lui a pu maîtriser de tels arcanes ?

Lady Light (Dame Lumière) ou The Candle (La Bougie) est une jeune femme dont la peau laiteuse, de laquelle émane une lumière intense quand elle active ses pouvoirs, lui a valu ce surnom. Costumée, elle porte une fine toge fine de gaze bleue et une cape d'un bleu plus foncé. Ce costume accentue encore son aspect étrange : en dispersant la lumière, il se la partage comme la radiation d'une bougie, dont elle serait la flamme. De corps frêle et élancé, Lady Light semble avenante derrière le voile qui couvre l'arrière sa tête et le bas de son visage. Elle a des cheveux d'un roux cuivré, ramenés en chignon, dont des mèches rebelles s'échappent parfois. Lorsqu'elle brille, l'éblouissement est tel pour les yeux qui l'observent qu'ils ne distinguent que de vagues contours, et emportent de leur tentative une surimpression lumineuse qui les perturbe longtemps.
La rudesse de la Bougie tranche avec sa pureté symbolique. Son accent cockney évoque une jeunesse indigente mais, si l'on en faisait abstraction, resteraient son franc-parler et son habitude de jurer pour la trahir.
The Candle est une combattante émérite. La lumière qui l'entoure agresse la peau humaine comme une flamme sans chaleur, la racornit et met à vif la chair des imprudents. Elle peut aussi concentrer son énergie en un rayon destructeur qui révulse jusqu'à la creuser toute matière organique. A l'occasion, la canalisation de cette énergie trouve une application non guerrière, comme par exemple de servir de grappin pour atteindre un point élevé.

Pour ses tragiques facultés, the Prey (la Proie) est une des super-héroïnes les plus célèbres du Kerberos Club. Tous ceux qui ont vu son visage, dont elle dissimule les traits sous un masque de fer, le décrive comme provocant de vulnérabilité. C'est ainsi que the Prey s'attire l'inimitié surnaturelle de ceux qui la croisent. La force de l'envoûtement est telle que la plupart ne peut résister. Les plus proches se jettent sur elle pour faire cesser cet outrage. Les plus lointains reconsidèrent leurs intentions pour se tourner contre elle.
Par bonheur, la nature qui l'a si mal servie, lui a aussi donné le pouvoir de s'échapper. En un clin d'oeil, the Prey peut disparaître. Elle combine alors ses deux talents pour dérouter ses adversaires, et perturber tout assaut contre un groupe dont elle fait partie.

Prudence Past : jeune femme secrète et, en apparence, déséquilibrée, elle souffre de troubles de la communication. Sa confusion provient en fait d'une capacité extraordinaire à voir dans le passé et - dans une certaine mesure - anticiper l'avenir, sans parvenir pour l'heure à reconstruire la continuité temporelle, c'est-à-dire à démêler les causes des conséquences. Sa présence constante auprès du Steering Comitee laisse penser que les Sages sont parvenus à utiliser ses dons à l'état sauvage.

The Swordsman (le Maître d'Armes) : Narcisse Forbes est un escrimeur hors pair, connu mondialement pour ses exploits en championnats, où il est resté invaincu. On prétend que son style est si élégant qu'il en devient hypnotique. Un jour qu'il s'entraînait devant un miroir, un double de lui-même surgit de la surface lisse et l'engagea. Le combat dura des heures, avant que les deux adversaires ne tombent au sol, épuisés, vainqueurs et perdants tout à la fois. Depuis, Narcisse a trouvé un combattant à sa hauteur pour le défier : lui-même. Triompher de son double devint une obsession, et Narcisse faillit s'y perdre. Contrairement au Narcisse de la légende, il ne se noya pas en se mirant dans la surface d'un lac, mais s'abandonna aux délices tout aussi insondables de la boisson. C'est le Kerberos Club qui le « repêcha », en lui faisant miroiter un nouvel objectif de vie : former les autres pour les élever à son niveau.

Sir Walter est l'un des membres les plus discrets du Kerberos Club. Il n'aime rien plus que s'enfermer dans la bibliothèque du Club où il compulse des ouvrages anciens et les nombreuses archives constituées par le Club depuis sa création en 1566. La politique scientifique de Majesto le Noir était orientée sur l'enregistrement et la conservation de toutes les expériences faites par des membres du futur Club. Cette leçon, il l'avait tiré de sa propre vie. Magicien, il avait cherché à collecter de précieux livres occultes mais, déjà aux XVe et XVIe siècles où il vécut, ces joyaux de la connaissance étaient introuvables. Il lui restait alors à édifier ses propres références documentaires en se basant sur sa pratique magique et celle de ses fréquentations.
Sir Walter n'est pas connu pour posséder d'immenses pouvoirs mais peut-être est-ce parce que son existence sédentaire ne les met jamais à l'épreuve. Il possède néanmoins la faculté de voler et c'est souvent lévitant qu'on le trouve dans sa pièce favorite, s'instruisant ou vérifiant la pertinence de son système de classification.

The Innovator (le Novateur) est un super-héros à la pointe de la technologie, mettant celle-ci à travers d'étranges gadgets, au service de son combat pour la Justice. Si cette technologie est innovante, elle n'est en rien incompréhensible ; elle n'apparaît pas aux yeux de ses contemporains comme la super-science du Doctor Buo, plutôt comme une variation complexe et astucieuse sur un thème connu. The Innovator est également formé à de nombreuses techniques de combat, traditionnelles ou exotiques.
Si l'on excepte son équipement et son costume de cuir brun, derrière lequel il protège jalousement son identité, le Novateur est un homme des plus normaux. Certains au sein du Club se demandent d'ailleurs ce que l'Innovator fait parmi eux : il ne semble avoir ni facultés extraordinaires, ni excroissances d'aucune sorte. A moins que...

Skin Gears (Engrenages de Peau) : la soeur du Doctor Buo avait fait une mésalliance en épousant Eugene Murray, un simple contremaître travaillant dans une fabrique de briquets. Le Doctor, malgré tout, s'était attaché à cet homme cultivé dont les parents étaient deux enseignants des Ragged Schools (écoles pour les pauvres). Une seule chose les opposait : la fibre sociale d'Eugene, qui le conduisait à prendre la tête des mouvements de contestation prolétaires.
Un jour, Eugene fut victime d'un terrible accident, peut-être un crime. Il tomba dans les engrenages de la fabrique et, dans une terrible douleur, fut broyée par deux roues gigantesques. Le Doctor Buo, le visitant à l'hôpital, lui proposa de le « réparer ». L'opération était inédite et consistait en la greffe, sur toute la partie droite du corps, de prothèses métalliques perfectionnées. Les médecins ne croyaient pas à la réussite de ce projet fou. Eugene accepta : ses jours étaient de toute façon comptés. Il mit comme condition que les deux roues soient fondues et servent à fabriquer les éléments qui seraient substitués à ses membres écrasés et à ses organes éclatés !
C'est ainsi qu'Eugene Murray devint Skin Gears, hybride entre l'homme et la machine, conception fantastique du Doctor Buo !
C'est cette opération qui fit connaître le Doctor Buo de l'opinion publique, et jeta une lumière bien trop vive sur des expériences qu'il espérait garder secrète. La presse qualifia ses travaux de « magiques par essence », ce que le Doctor Buo ne put s'empêcher de nier par articles interposés.
Le Kerberos Club devina derrière ce fait divers la présence d'un génie, qu'il fallait rapidement retirer du devant de la scène et dont il fallait utiliser les capacités. Eugene Murray, devenu Skin Gears, fut donc responsable malgré lui de l'ascension du Doctor Buo au rang de membre du Steering Comitee.
La physionomie de Skin Gears est à demi-mécanique. Son bras droit et sa jambe droite sont métallisés. Sa mâchoire toute entière est artificielle et, à sa demande, fut remplacée par une protubérance plus grosse que nature. Cette nouvelle physionomie permet à Skin Gears des morsures féroces et des sourires cruels, qui ne ressemblent pas au leader charismatique mais humaniste qu'il était autrefois. Il a perdu l'affection de son épouse et de ses amis, qui ne voient en lui qu'un reflet monstrueux de ce qu'il était. Froid et implacable comme les matières qui le maintiennent en vie, il travaille à présent pour le Kerberos Club.

L'Orfraie est un super-héros d'origine française, dont le nom n'est pas traduit et est prononcé de façon imparfaite par les Anglais, ce qui donne dans la bouche de certains « Humphrey ».
Le nom de ce personnage vient de l'expression française « pousser des cris d'orfraie », c'est-à-dire hurler au scandale. Elle est d'ailleurs le résultat d'une déviation phonétique ; l'idiome d'origine « des cris d'effraie » désigne une sorte de chouette aux hululements stridents.
L'Orfraie est, à proprement parler, un oiseau de nuit. On le croise rarement quand le soleil est levé. En revanche, les visiteurs nocturnes du Kerberos Club ne peuvent le manquer : avec Captain Alright, il s'attable à l'entrée du club, pour des parties endiablées de whist.
Le costume de l'Orfraie lui donne une apparence sombre et empesée, avec de longues plumes noires qui lui pendent du dos où elles font comme un renflement. Cette silhouette massive est autant due à l'épaisseur des peaux empilées qu'à la graisse de leur porteur, qui se dit fin gourmet et raffole des cuisses de grenouille.
Côtoyer l'Orfraie implique de s'accommoder de son odeur bestiale. L'homme doit négliger son hygiène et, dit-on, le simple fait d'ôter son costume le fait paniquer. On raconte à ce sujet l'anecdote suivante : un valet du Kerberos Club, servant du thé chaud et des biscuits, heurta l'Orfraie qui était assis à sa table de jeu. En un instant, le tiers de l'eau brûlante glissa dans le cou de sa victime. Le valet s'en alarma et voulut déshabiller l'Orfraie. Il bondit sur ses jambes et heurta son sauveur en lâchant d'horribles cris. L'Orfraie, protégé par son costume, n'avait pas senti qu'on l'ébouillantait ; il s'était en revanche offusqué qu'on veuille le dévêtir.
Les capacités de l'Orfraie sont le vol, une grande résistance aux coups (malgré une faible endurance) et des piaillements assourdissants pour ceux qui sont à proximité.





Les Indépendants

En dehors des groupements de super-héros que sont le Kerberos Club, le Gang du Mime - the Marvelous Ones - et, dans une moindre mesure, le Poing Enflammé du Dragon, existent des personnalités qui agissent en toute indépendance. Ces solitaires ne sont pas toujours des héros masqués. Certains sont des hommes qui se tiennent à l'écart des institutions parce qu'ils privilégient leur liberté, même à outrance. D'autres sont simplement des monstres, engendrés dans les eaux sombres de la Tamise, qui n'auraient pas les capacités de socialiser.

The Greyman (l'Homme Gris) : il vole dans le ciel londonien, là où la fumée et le brouillard exhalés par la ville rejoignent les nuages épais d'un ciel ombrageux. Son long manteau de cuir, son masque de cuir noir lui permettent d'y être totalement invisible, à l'exception de deux yeux rouges qui percent l'écran de gaz, fouillant les rues à la recherche d'une proie facile. Peu courageux, il s'attaque en général aux gentlemen distraits, aux vieilles dames, aux enfants, aux animaux de compagnie qu'il kidnappe et retourne contre rançon. On prétend qu'il vit en permanence dans les nuages, y dormant d'un sommeil crasseux et bercé par des vents immémoriaux. Ce sont souvent ses yeux qui le trahissent car, s'ils lui offrent une vision exceptionnelle, ils pointent vers leur cible comme deux rayons rouges, qui le font repérer même par des observateurs perpendiculaires à lui.

The Chalky Devil (le Diable Crayeux) : cette créature étrange, mi-homme mi-démon, se déplace sur le sol en glissant, comme s'il disposait d'un équipement particulier. Il ne s'agit toutefois pas de patins mais de ses monstrueuses pattes, de coques rigides et noires, qui suintent abondamment une sécrétion huileuse. Visible et indélébile, elle peut passer de loin pour de la craie noire, mais n'en a pas la consistance.
Elle lui permet de se déplacer vite mais elle le rend également facile à pister. The Chalky Devil souffre d'un problème similaire à celui du Grayman, auquel il ne ressemble pas et n'est probablement pas apparenté. Comme lui, il se dissimule l'essentiel du temps, attendant le bon moment pour commettre son larcin. Sa niche préférée est aquatique et on lui connaît de nombreux repaires dans la Tamise, qu'il creuse puis abandonne après quelques jours. En combat, le Chalky Devil ne craint pas d'affronter des victimes armées ou nombreuses. Il dispose d'un exosquelette solide et de six pattes qui sont aussi bien des bras que des jambes, lui donnant des airs de fourmi dressée quand il attaque, planté sur ses deux pattes arrière. Il doit avancer courbé pour profiter à plein de son système de propulsion et la position levée lui est inconfortable.

Tarantula (Tarentule) est une vieille femme, qu'on dit veuve une dizaine de fois, et qui s'est métamorphosée en une sorte d'araignée géante après avoir bu, par erreur, la potion qu'elle destinait à son dernier mari. Il ne faut pas la confondre avec Rachel Arachnid, une séductrice aux attraits vénéneux. Tarantula est son opposé : l'image même de la brutalité, de la robustesse disgracieuse et de l'horreur propulsée par deux rangées de pattes frénétiques. La seule perfidie est leur point commun !
Tarantula n'est toutefois pas limitée à sa forme d'araignée. La transformation est réversible, et elle peut muer en une charmante vieille dame, la mue réclamant toute une nuit pour arriver à son terme. Sous forme humaine, Tarantula n'a aucun pouvoir particulier.
Lorsqu'elle a faim de chair humaine, Tarantula descend dans les égouts de Londres où elles tissent ses toiles gluantes, qui luisent d'un reflet humide. La proie engluée, Tarantula utilise un suc digestif externe, qu'elle fait avaler à sa victime par la bouche, pour dissoudre ses organes et les fondre en une bouillie nutritive.
Nos héros découvriront que, si Tarantula dévore ses ennemis de l'intérieur, c'est pour mieux s'approprier leur défunte enveloppe corporelle. Les malheureuses, suspendues au plafond par des liens de toile solides, retrouvent vie après avoir été nettoyées de leur humanité. Elles cherchent alors à se libérer, se secouant comme des grappes de coquilles vides et flétries. Le processus peut durer des jours. Leurs tortillements s'accompagnent de sons gutturaux et tristes, car elles font vibrer l'air dans leurs gorges noircies, inondées par la bouillie de leurs cordes vocales. Enfin, elles se libèrent de leur cocon de soie (souvent en l'ayant mangé). La mutation a opéré. Coriaces et décérébrées, elles se sont devenues des Entoilés, soumis Tarantula pour toujours !





Le Doctor Buo et l'équipage de l'Apparatus

Le Doctor Buo est le plus récent des membres du Comité. Il en est le cinquième, en pratique démissionnaire de sa charge, officiellement pas destitué de ses responsabilités. Peut-être les autres membres du Comité espèrent-ils le convaincre de revenir ?

Le docteur Hugues Shackleton était professeur de technologies à l'Académie Navale. Parce qu'il n'avait que ce mot à la bouche, ses élèves l'appelaient « Buoyancy » (flottabilité, en anglais). Le Doctor Buo était si apprécié de l'état-major que, sans publicité, ses trouvailles technologiques étaient utilisées par l'armée. La Reine Victoria finit par entendre parler de lui.

Sur les conseils de l'Amirauté, elle donna des moyens au Doctor Buo et lui commanda un étrange bateau qui avait la capacité de voyager sous l'eau. Le Doctor Buo s'engagea à le réaliser mais il posa comme condition de bénéficier de l'aide du Kerberos Club pour ce faire et aussi d'entrer au Comité de Direction. La requête était inattendue ! La reine y voyait son propre intérêt. Au final, elle pria le Comité de Direction d'accepter ce membre supplémentaire.

Le Doctor Buo siégea pendant environ deux ans au Steering Comitee, qui fut le temps de construction de ce navire. Cet objet flottant d'un genre inconnu fut baptisé « l'Apparatus ». Il avait vocation à mener des missions de reconnaissance dans l'Atlantique et d'y contrer les actes de piraterie occasionnels. Mais les prouesses technologiques qui avaient présidé à sa réalisation promettaient bien plus : l'Apparatus pouvait disparaître sous l'eau et s'y promener à grande profondeur. Pour comparaison, les modèles de submersibles développés au même moment de l'autre côté de l'Atlantique, pour les besoins de la guerre de Sécession, ne permettent qu'une navigation sous la surface. La navigation en plongée se heurtait en effet à trois problèmes que le Doctor Buo a dû résoudre : assurer le renouvellement de l'oxygène pour la respiration de l'équipage ; assurer l'échappement de la fumée produite par la combustion du carburant dans les moteurs ; faire varier le poids de l'engin pour lui permettre de résister plus ou moins à la poussée d'Archimède.
Avant même que l'Apparatus ne soit inauguré, le Doctor Buo avait disparu avec l'essentiel des ingénieurs et des équipes de montage. A bord de son improbable véhicule sous-marin, il commença une véritable campagne de guérilla contre les bâtiments écossais. Officiellement, il agissait pour son propre compte. La reine, qui s'était grandement impliquée pour rendre le projet possible, a condamné les « attentats » commis avec son matériel. Elle a même chargé l'Amirauté et le Kerberos Club d'arrêter le Doctor Buo. Cette condamnation et ces mesures répressives, prises rapidement, ont évité une guerre avec le voisin du Nord.

Le Doctor Buo ne s'est pas engagé seul dans sa lutte clandestine. Il est accompagné par un général de l'Amirauté, qui fut lui aussi professeur à l'Académie, et de son épouse. Tous deux ont été les victimes d'une terrible attaque à la bombe, attribué à des Ecossais anarchistes et nationalistes. La bombe modifiée qui a failli ravir leur existence était un artefact du Doctor Buo, volé et retourné contre ses auteurs. L'officier et sa femme survécurent à l'explosion mais elle les a laissés gravement mutilés. Elle a également réveillé en eux des capacités inconnues. Suite à ce drame, le couple maudit a rejoint la troupe du Doctor Buo.
Héros défigurés, meurtris dans leur chair jusqu'à l'innommable, ils se font connaître sous le nom de Lord Molten et Lady Shrapnel.

Un quatrième larron apporte ses compétences extraordinaires à l'équipe : il s'agit de Weirdfeet, une sorte d'hybride, mi-homme, mi-poisson. Bilieux et cupide, ce mercenaire ne partage pas les convictions de ses nouveaux alliés. Il n'aime pas les Ecossais, mais ne ferait pas de leur chasse sa vocation perpétuelle, sans une petite aide financière !
Enfin, l'Apparatus contrôle à distance toute une série d'automates humanoïdes que nos héros ont déjà affrontés. Ces machines de guerre, équipées de bras et jambes, sont très utiles pour mener des opérations rapides sur les terres.





Le Comité de Direction du Kerberos Club

Dans la Deuxième Ligne Temporelle, le Comité de Direction du Kerberos Club se compose de cinq membres, dépositaires de l'héritage de Majesto le Noir. Deux de ces membres ont connu Majesto le Noir, c'est-à-dire qu'ils existaient déjà il y a trois cent ans. Les trois autres membres, enfin, sont plus récents et ont remplacé des prédécesseurs décédés.

Les membres du Comité se cooptent et le départ d'un membre, le plus souvent concomitant avec son décès, entraîne son remplacement. Les membres actuels du Comité ne sont que quatre, et cette situation dure depuis plus d'un an. Celui qui était le cinquième membre a quitté le Club pour suivre sa propre voie. Officiellement, il en fait toujours partie car il n'a pas été déchu de sa fonction.

Un grand mystère entoure la personnalité des membres du Comité. Leur identité secrète - certains prétendent qu'ils n'en ont pas, hormis le Fiend Fighter - n'est connue de personne. L'endroit où ils vivent est également inconnu et un couloir souterrain les mène directement de l'extérieur à leur salle de réunion.

Voici, en quelques mots, ce que l'on sait des quatre membres restants :

El Sangrador (le Saigneur) est une sorte de colosse musculeux, à la peau rouge, aux cornes épaisses et enroulées sur elles-mêmes, qui rappelle l'image que l'on se fait d'un démon. Cette créature qui n'est certes pas humaine est arrivée avec l'Armada espagnole en 1566. Comme nombre de ses congénères, lâchées sur la ville au moment de sa destruction, elle est issue des geôles de la Inquisicion et n'avait vocation qu'à hanter les terres dévastées du sud de l'Angleterre. Capturé par Majesto le Noir, el Sangrador apprit de ce maître et devint son disciple le plus zélé. C'est grâce à sa persévérance que le Kerberos Club a pu naître dans un Londres dévasté par les flammes, et que les environs de la ville furent débarrassés de ses congénères, démons et monstres en maraude.
Nul ne peut affirmer que le Sangrador est un « démon », mais reste qu'il a été éduqué dans les geôles du Saint Office, bercé dans ses nuits par les cris hystériques de ceux à qui on donnait la question. Lorsqu'il était seul à diriger le Kerberos Club, il la fit donner à d'autres. Ils avaient des habitudes cruelles, dont les membres du Steering Comitee, celui-ci constitué, allaient le défaire avec acharnement. Malgré tout, son nom reste associé au massacre des Londoniens et aux disparitions, subséquentes, de leurs ennemis, après que Majesto le Noir ait retourné el Sangrador contre son camp.

Miss Thames est une incarnation des eaux de la Tamise qui, pour faire face à l'incendie ravageant Londres, ont épousé la forme d'une femme translucide, svelte et gracieuse. C'est comme si tout ce qu'il y avait de sain dans les eaux du fleuve s'était uni et dressé avec un dessein unanime. Plus jamais pareil miracle ne s'est produit. A présent, la Tamise ne produit plus que des montres de vase, amas de matières organiques et de liquides poisseux. Avec la seule et magnifique Miss Thames, le fleuve a donc épuisé en un seul élan créatif toute sa richesse accumulée.
Le premier service que Miss Thames rendit aux Londoniens, ce fut de sauver leur ville et leurs habitations. L'incendie était étendu, volatile, et le pillage organisé par les Espagnols rendait l'intervention des secours impossible. Miss Thames ne craignait ni le feu ni les plombs.
En ce siècle romantique, les peintres pré-raphaélites ont fait d'elle leur égérie. Ils l'ont peinte sous toutes les coutures, mais sans jamais rien graver d'indécent, non par pudeur mais parce qu'il manque à Miss Thames les reliefs intimes de la physionomie humaine.
C'est ainsi que la femme du fleuve parvient à entretenir une notoriété heureuse, à la fois hermétique et populaire.

Le Fiend Fighter (le Chasseur de Démons) est un gentleman passionné par la chasse aux créatures fantastiques, et particulièrement les démons. Contrairement à ce qu'on attend d'un gentleman, le FF ne se complait pas derrière la crosse de sa carabine, à distance prudente du gibier. Il est du genre à jouer du couteau au corps-au-corps ou, plutôt, était de ce genre-là. En effet, le Fiend Fighter est un héros vieillissant. Ses jeunes années sont loin et il ressemble plus à un colonel à la retraite qu'à un intrépide guerrier : silhouette charpentée mais bedonnante, couronne de cheveux blancs posée sur un crâne ridé, bacchantes épaisses et relevées en leurs extrémités. Le Fiend Fighter tiendrait sa vitalité d'une expérience qu'il fit en Afrique du Sud, du temps où il s'y louait comme chasseur professionnel. Quelle que fut cette rencontre extraordinaire, elle a donné à son corps une force surhumaine et la capacité de se régénérer, peu importent les dégâts subis.
Pour la même raison qui fit du Fiend Fighter un surhomme, toute son expédition périt. Parmi une centaine de porteurs, soldats, guides, archéologues, le Fiend Fighter fut le seul survivant. Les chefs de l'expédition étaient apparemment de nationalité hollandaise. S'il y eut une enquête sur l'incident, ses conclusions n'en furent pas divulguées en Angleterre.
L'énergie du Fiend Fighter pourrait être d'origine sexuelle. Le désir physique a une grande emprise sur son comportement et, sur le sexe opposé, pour qui son pouvoir est la source d'une attirance magnétique. Le Fiend Fighter est connu pour ses nombreuses conquêtes, mais aussi pour ses frasques et ses pulsions incontrôlables, qui lui valurent autant de scandales que de succès. Plusieurs jeunes gens se réclament de sa paternité, souvent dans un but intéressé.
Invincible, le FF n'est pas immortel : l'âge ne l'a pas épargné et qui sait si, à terme, il ne pourrait l'emporter. Certains disent qu'il l'emportera en Enfer, pour son rôle coupable dans le sort dans l'expédition hollandaise. Si c'est vrai, nombre de ses anciens adversaires l'y attendront.

The Blink (le Clignotement) est probablement le plus mystérieux des membres du Steering Comitee. Un costume mauve tirant sur le noir recouvre son corps et, de sa physionomie, ne laisse voir que le bas d'un visage blanc livide.
Il se murmure dans les couloirs du Kerberos Club que The Blink est un voyageur dimensionnel, ayant accès à différentes réalités, d'autres années 1865, d'où il tire un savoir encyclopédique et une sagesse de grand voyageur. Le surnom du Blink lui vient de ce qu'il n'est que partiellement ancré à notre monde, et en disparaît parfois, de manière volontaire ou inopinée.
On prête au Blink une relation ambiguë avec le Labyrinthe, c'est-à-dire les couloirs magiques qui parsèment Londres et en font une plateforme éthérée vers... lui-même, puisque les tranchées du Labyrinthe ne débouchent que sur des aires semblables.
Bien qu'il se montre peu à l'extérieur, the Blink est un des membres les plus actifs du Comité ; il est son inspiration occulte et irrationnelle. Il a une opinion bien arrêtée sur la conduite à tenir, à savoir l'annihilation de toute source de magie, et prédit que Londres sombrera dans une décadence pire que la mort.





Le Poing Enflammé du Dragon

Le Poing Enflammé du Dragon est une Triade chinoise, savamment intégrée au Londres de 1865. Elle y a pris la position d'un leader pour toutes les activités criminelles de sa communauté, rattachant à son hégémonie, de gré ou de force, nombre de petits truands indépendants.

Jusqu'ici, le Poing Enflammé ne s'était pas posé en compétiteur pour les autres mafias londoniennes, car il se cantonnait à ses espaces communautaires aussi bien pour la prédation que pour le recrutement de ses membres.

En Chine, le Poing Enflammé est une organisation tentaculaire. Sa fondation remonte à la fin du XVIIe siècle où le Poing fut élevé comme une société secrète dont l'objectif était, par des actions clandestines, de déstabiliser la nouvelle dynastie mandchoue des Qing. Il y a donc en son sein, à l'origine, une vocation patriotique et légitimiste. A l'heure actuelle, son noble credo s'est teinté de visées lucratives. Elle compte des dizaines de milliers de partisans dans son pays et agi avec le soutien de la population.

Dans les rues de Londres, cette petite armée se transforme en bandes guerrières de quelques centaines de personne, ce qui est déjà suffisant pour lui donner une force considérable. Les vrais Chinois tiennent le haut du pavé. Ceux nés en Angleterre, sortes de créoles britanniques, doivent se contenter des rôles secondaires.

La masse des londoniens d'origine chinoise n'adhère pas aux pratiques du Poing Enflammé. Ils ont été libéralisés par leur société d'adoption. Comme tous les sujets de sa Majesté, ils aspirent à s'enrichir et prospérer. Seuls ceux à qui ce rêve n'est pas permis, les mal lotis, les parias, sont réceptifs aux déclarations du Poing.

La structure locale du Poing est celle d'une petite administration coloniale. A sa tête est un Gouverneur qui, s'il jouit de certains privilèges, doit tout à l'administration centrale. La fonction n'est pas héréditaire et il est révocable à merci. Cela ne l'empêche pas d'être un tyran haïssable et répandant la terreur autour de lui, y compris parmi ses hommes.
La hiérarchie en dessous du Gouverneur s'appuie ensuite sur des niveaux d'initiation aux mystères de la société secrète.
A cet égard, les Ongles tiennent une place à part. Ce sont eux qui ont le niveau d'initiation le plus élevé, ce qui implique de nombreux renoncements. La chasteté est de règle parmi eux. Afficher ces émotions est un autre tabou : le rire et les larmes sont prohibés. Une violation de ces principes leur vaudrait de perdre leurs pouvoirs jusqu'à ce qu'ils aient retrouvé leur pleine sérénité. Cette tension extrême à laquelle ils se soumettent, et qui plie leurs êtres comme des roseaux sans jamais les faucher, assurent l'émergence en eux d'une force mentale et physique dépassant les capacités humaines. Ils sont des tueurs psychopathes et experts en techniques martiales. A ce titre, ils sont aussi hors norme et exclus du protocole, malgré le respect profond qu'ils inspirent. Héros sacrifiés avant même l'heure du combat, ils forment une garde d'élite, hiératique et infatigable, soumise aux ordres du Gouverneur.

Fin 1864, le Poing Enflammé du Dragon a conclu une alliance avec le gang du Mime, la plus puissante organisation criminelle de Londres. En tendant la main aux Occidentaux, les fils du Dragon s'ouvrent aussi sur les perspectives d'un marché « global » en pleine expansion. Bien qu'il soit de nationalité japonaise, Maggotman a servi d'interlocuteur privilégié pendant les tractations avec le Poing. Ce rôle inattendu mais indispensable a fait de lui, de facto, le lieutenant du Mime. Ces origines ne l'y prédestinaient pourtant pas dans un siècle où tous les peuples ne se considèrent pas égaux. Son travail d'ambassade a pourtant fait merveille et évité de nombreux malentendus qui auraient pu sourdre dans ces relations inhabituelles. En gage d'amitié, le Gouverneur a délégué trois Ongles, sur les douze que compte la garde londonienne, afin qu'ils assurent la protection de son maître le Mime.





Le Gang du Mime, the Marvelous Ones

The Mime (le Mime), dans la Deuxième Trame Temporelle, est à la tête de la plus puissante organisation criminelle du Londres de 1865.
Son identité est connue : il s'agit de Kenneth Gibbons, mais gare à qui l'appellera par son nom véritable ! En effet, Gibbons utilise un pseudonyme depuis son adolescence, et se fait appeler « Gibson » pour éviter toute comparaison avec le singe éponyme.

Si l'identité du Mime n'est pas secrète c'est que, avant de tomber dans l'illégalité la plus totale, il avait une activité officielle licite, bien que réputée marginale. Il était le patron d'un cirque appelé « the Marvelous Ones ». Il l'avait racheté, pour deux bouchées de pain, à un inconnu ruiné.

Le Mime est en effet doué d'une faculté de persuasion hors du commun. Certains disent qu'il peut, lorsqu'il le désire, contrôler les pensées de ses interlocuteurs, pour les faire agir dans son intérêt ou les inciter à croire en quelque chose qui n'est pas réel. Ainsi qu'il avait convaincu le propriétaire de céder son bien à vil prix, il persuada les créanciers de lui accorder un moratoire. Celui-ci dura près de deux ans mais le cirque, structurellement déficitaire, ne pouvait être sauvé.

Dans la Deuxième Trame Temporelle, le Mime ne s'est pas contenté, à la banqueroute du cirque, de récupérer les moins scrupuleux de ses membres pour former une bande criminelle. Ses pérégrinations de deux années lui ont permis de recruter des personnages doués de talents extraordinaires.

Ce genre d'individus était en effet plus facile à rencontrer dans la Deuxième Trame Temporelle qu'ils ne l'étaient dans la Première. C'est ainsi qu'est né le gang qu'on appelle encore parfois « the Marvelous Ones ».

Gibson s'est entouré des complices suivants, aussi talentueux que peu recommandables :

Maggotman (l'Homme-Asticot) se caractérise par une peau extrêmement pâle et un costume remarquable : celui-ci présente un décor floral, aux motifs compliqués et entrelacés, dans des teintes rouges et vert menthe. A y regarder de plus près, Maggotman n'est pas costumé. Il est nu et son corps, à l'exception de la partie au-dessus des épaules, est « habillé » de tatouages ésotériques. Maggotman a appris à maîtriser son corps et à le contorsionner de façon à s'introduire dans des conduits étriqués. Depuis ces boyaux, il aime s'introduire chez les gens. Il parle peu et, lorsqu'il le fait, s'exprime avec un accent asiatique.
Il se dit dans le milieu du crime que c'est un japonais des Yakuzas, en ambassade à Londres, et qu'il ne déteste rien plus qu'être pris pour un chinois. Il fait théoriquement partie du gang du Mime, mais lui sert en réalité de second avec une grande autonomie. Les autres membres de la bande jalouse ce « jaune » qui occupe une position convoitée.

Rachel Arachnid (Rachel l'Arachnide), d'une beauté frêle et morbide comme l'apprécient les Victoriens, n'a rien physiquement d'une araignée. Son apparence est celle d'une belle jeune femme, aux longs cheveux noirs enroulés, humide comme si elle sortait du bain. Si elle tissait une toile, celle-ci serait immatérielle, doucement envoûtante et parfumée, mais néanmoins irrésistible. Elle exerce une attirance hypnotique sur les mâles de son espèce !
Rachel aurait contracté son « mal » au cours d'un rapport sexuel. Certains l'identifient à une prostituée qui officiait jadis dans les rues de White Chapel et aurait porté un surnom similaire.
Bien que cela ne soit pas compris comme tel en 1865, sa kératine suinte un liquide vénéneux qui a un effet proche du laudanum. Un coup de griffes, un baiser un peu intense, et la victime se retrouve engourdie. Cette physiologie se traduit par un suintement au niveau des ongles, des cheveux, mais aussi de la peau sur les parties couvertes de duvet. Les bouts de ses doigts sont creux et, comme sa gorge, capables d'une forte aspiration. Elle l'utilise pour créer un effet « ventouse » et s'accrocher aux parois lisses, afin de se laisser tomber souplement sur ses adversaires. Seuls de légers bruits de succion trahissent parfois ses mouvements. Le creusement de ses doigts semble ne pas se limiter à eux mais tout le corps de Rachel paraît creux, comme une enveloppe de chair vivante et suintante. Elle est en tout cas particulièrement légère et peut tomber des hauteurs sans risque de dégâts.

Fake Lily (Fausse Lily), une jeune femme qui peut adopter l'apparence de n'importe qui. Bien que d'apparence frêle, elle prend parfois la stature de policemen ou de truands robustes ! Elle rôde en ville et voit tout, entend tout ce qu'il se passe, pour le rapporter au Mime.

The Blotter (le Buvard) est un homme toujours élégant et plutôt bien fait de sa personne, mais dont l'accent cockney trahit la basse extraction. Il peut absorber les pouvoirs surnaturels de ceux qu'il voit en faire usage.

The Part Taker (le Preneur de Part) est un escroc et racketteur professionnel. Son sobriquet lui vient de sa capacité à apparaître partout où se fait un partage de richesses, et à en prendre sa part. A l'époque déjà, où il chassait en solitaire, il n'épargnait pas ses collègues de l'ombre, généralement peu enclins à partager leur butin avec un complice de dernière minute. Le Mime a fait de lui son percepteur attitré : il perçoit pour son compte l'Impôts du Crime, dont tous les malfrats de la ville sont redevables envers le Mime.

Brian the First (Brian Premier) ou Brian the Wreck (Brian l'Epave) est un monstre, composé d'ordures, d'eau fétide et de boue. Brian est un enfant des rues qui, pour échapper à la police, dut se jeter dans la Tamise, tout près des conduits d'écoulement d'un abattoir. Son plongeon le fit muter en une créature hideuse et colossale, suintant un mucus collant. Au moment de sa mutation, Brian mésestima le parti qu'il pouvait tirer de sa nouvelle forme. Il s'était forgé un objectif de son âge : régner sur les enfants des rues, sous le nom de Brian Premier, bien que ceux-ci lui aient déjà trouvé un surnom moins glorieux.
Brian ne passe jamais inaperçu, c'est pourquoi le Mime n'a pas eu de mal à le trouver. Le jeune garçon, à la fois rude et puéril, fut bien heureux de rejoindre une nouvelle « famille », surtout qu'elle était criminelle. Il sert aujourd'hui de gros bras, brute épaisse dont la jeunesse n'explique pas les colères et les excès de cruauté.





Le Grand Paratus et son jeune disciple, le Vieil Homme

Paratus est un magicien de l'époque impériale romaine qui, bien qu'éduqué dans la magie latine, renia sa tradition lorsqu'il fut placé au contact de la magie celtique. Il en devint alors l'un des maîtres incontestés.

Malgré ses origines étrangères, il réussit l'exploit de s'intégrer en Ecosse, d'y prendre pour mentors les plus grands druides et, à la fin de sa vie, inventa un sortilège lui permettant de voyager dans le temps.

La menace picte

Les empereurs romains, grands amateurs de magie, s'étaient laissés entraînés dans un conflit meurtrier avec les druides qui régnaient sur le nord de l'île de Brittania, la Calédonie. Ses habitants, les Pictes, avaient de puissants protecteurs. Les plus redoutés de tous étaient cinq soeurs sirènes. Elles formaient un petit clan de femmes cruelles, suspicieuses et vivant dans la plus totale autarcie, jusqu'à ce que les tribus du Nord aient réclamé leur aide pour protéger leur environnement commun. La cadette des sours, la seule à être douée de pragmatisme et d'un peu de compassion, avait convaincues d'agir : si les Romains passaient, c'est tout le Nord qui serait à leur merci. Depuis, la guerre leur était devenu un jeu.

Tout cet imbroglio avait commencé sous l'empereur Claude. Poursuivant la conquête initiée cent ans plus tôt par César, l'empereur voulait pousser jusqu'au nord et, à terme, mater les barbares occupant ce morceau de territoire qui deviendrait l'Ecosse. Les chefs des peuples vaincus du Sud, ses nouveaux alliés, voulurent l'en décourager. Les mystérieux Pictes, assuraient-ils, des êtres secrets, tatoués de symboles ésotériques, avaient été rendus invincibles par les enchantements des sirènes.

Claude prenait rarement en compte l'avis d'anciens ennemis devenus des alliés ; il les soupçonnait de duplicité. De plus, il était venu en Brittania avec de puissants mages qu'il payait grassement et qui, selon les lettres laissées par César, s'avéreraient utiles dans les querelles ésotériques. Claude n'en fit donc qu'à sa tête.

Afin de localiser les sirènes, Carolus, un mage latin utilisa un orbe magique. Il commandait par des mots simples et l'orbe lui montrait l'endroit désiré. Tout se passa bien jusqu'au deuxième jour de scrutation. Carolus était assis sur une chaise, un petit verre à la main. Son visage impassible était penché sur l'orbe, qui lui-même reposait sur un coussin de velours rouge. A un moment, tout son corps se tendit. Le vin gicla hors du verre. Nouveau soubresaut : le mage bondit de sa chaise en la renversant. Il tituba, tourna un visage tétanisé vers ses pairs, se prit les pieds dans la chaise, et tomba raide mort. Les autres mages dirent que la scrutation avait été « interceptée ».

Un mage germain, qui méprisait la tradition magique des Romains, voulut aussitôt prouver sa supériorité. A l'autre bout du canal de transmission, quelqu'un l'attendait. Il n'avait pas mis son visage près de l'orbe que celui-ci l'aspira tout contre lui. Avec horreur, les spectateurs virent le gros nez du Germain tordu puis écrasé contre l'orbe. Ses dents craquèrent quand l'orbe les dépassa. L'aspiration était si forte que l'orbe s'enfonçait lentement dans sa bouche trop petite. Le Germain se leva comme l'avait fait Carolus. On aurait dit, à le voir de face, un serpent qui se tend pour gober un ouf plus gros que lui. Avec ses mains, on le vit chercher maladroitement une prise pour arracher l'orbe. Puis l'orbe devint toute sa tête et il s'effondra. L'orbe se détacha et roula au pied des autres mages, comme dans un ultime défi.

Claude, dont la tente était voisine de celle des mages, fut attiré par tout le raffut qu'ils faisaient. On lui expliqua l'échec des deux premières tentatives mais il ne pouvait y croire, lui qui avait si longtemps payé les mages à rien faire. Il offrit une prime exceptionnelle à qui ferait une nouvelle expérience et briserait la volonté campée de l'autre côté du canal. Un mage gaulois saisit cette opportunité. Comme tous les arcanistes de son peuple, il était un adepte de la magie celtique. Or, si l'interception venait du Nord, elle ne pouvait être que d'origine celtique. Le visage du Gaulois présentait tous les signes d'une grande inquiétude malgré sa dureté habituelle. La promesse d'une belle récompense, et les encouragements de ses pairs, vinrent à bout de ses réticences. Il plongea ses yeux dans l'orbe.
Rien ne se passa. Une bonne minute s'écoula ainsi, dans une expectative silencieuse. Les mages se regardèrent ; avait-il réussi ? Lorsque leurs regards revinrent vers lui, le Gaulois avait disparu. La chaise, vide, marquait toute la place qu'il avait occupée. Dans l'orbe posé sur la table, on aperçut comme des mouvements saccadés. C'était une image du Gaulois en miniature qui gesticulait à l'intérieur de l'orbe et, apparemment, suppliait qu'on le sorte de là.

L'anecdote de l'orbe avait été tenue secrète à l'époque, mais un des mages qui assistaient à la scène l'avait enregistrée dans ses mémoires. Il pensait à l'édification de ses futurs disciples. Or, il se trouva qu'un disciple de ses disciples, Paratus, fut un des courtisans de l'empereur Hadrien quelques siècles plus tard.

Paratus en Ecosse

Hadrien n'était pas un empereur conquérant. Il avait surtout à coeur de préserver la quiétude de l'empire. Les turbulents Pictes ne lui disaient rien qui vaille et leurs highlands, de toute façon, étaient inexploitables. Hadrien ordonna la construction d'un mur gigantesque, de la largeur de l'île, qui arrêterait les incursions venues du Nord. Le travail devait prendre des années.

A la cour d'Hadrien, se trouvait un mage frivole du nom de Paratus, qui n'aimait rien tant que briller en société et ébahir son auditoire par des récits improbables qui étaient souvent de son cru.
Malgré sa vanité, Hadrien aimait Paratus parce qu'il était beau, éloquent, et avait l'esprit affuté même s'il ne l'employait à rien de louable. C'était plus un courtisan féru d'occultisme qu'un mage classique. Hadrien décida de le mettre à l'épreuve.

Mi-promotion mi-disgrâce, Hadrien envoya Paratus exercé ses talents à la frontière de la Calédonie (de l'Ecosse), sur le chantier de construction du mur. Pauvre Paratus ! Au galant plein de fatuité qu'il était, quelle catastrophe ce serait que d'avoir pour compagnons les rustiques Celtes de Brittania !

Paratus rejoignit donc son poste aussi lentement que lui permis la vigilance d'Hadrien, et se présenta à l'ingénieur commandant le chantier pour se mettre, selon les voeux de l'empereur, à sa disposition. En un coup d'oil, le vieil ingénieur avait cerné Paratus. Ses habits recherchés, ses airs de minet sûr de lui, ses goûts sophistiqués : ces deux-là n'avaient rien pour s'entendre.

Pourtant, les choses ne devaient pas se passer comme prévu. Lorsque de nombreux incidents inexpliqués se produisirent sur le chantier, Paratus fut dépêché par l'ingénieur. Il se rappela alors l'anecdote des trois mages défaits par la voie de l'orbe. Il l'avait souvent raconté pour qu'elle avait d'édifiant. C'était peut-être la même clique de sirènes qui, toujours vivace, mutilait les ouvriers, faisait disparaître le matériel et vidaient les caisses.

Paratus n'était pas idiot. Il savait que, là où trois puissants mages avaient échoué, ce n'était pas lui, prestidigitateur dilettante qui réussirait.
Il décida de faire contre mauvaise fortune bon coeur. Puisqu'il était chez les Britons et à la frontière de la Calédonie, il apprendrait quelques rudiments de magie celtique. Avec eux, peut-être pourrait-il améliorer le sort du chantier. En effet, les Pictes passaient pour des cousins des Celtes, et on pouvait présumer que leurs magies étaient parentes. Par ailleurs, quelques tours de magie celtique feraient grand effet lorsqu'il reviendrait à Rome.
Il proposa à Hadrien de lui confier la mission de trouver un druide qui lui enseignerait ses connaissances, aux frais de l'empereur, bien entendu.

A la découverte de la magie celtique

Trouver un druide conciliant devait être une tâche difficile mais, si quelque chose relevait du domaine de compétences de Paratus, c'était bien de séduire un interlocuteur originellement réfractaire, voire de l'intimider si c'était plus pratique.

Les Romains s'étaient employés à faire disparaître la caste des druides qui avait trop de pouvoir sur les peuples conquis. Ceux-ci présentaient donc un abord méfiant. Paratus parvint à contacter quelques-uns d'entre eux. S'il les jugeait instruits, il était amical et protecteur. Sinon, il les dénonçait rapidement aux autorités romaines. Il avait appris que certaines rivalités existaient entre les druides et orientait ses dénonciations de façon qu'elles nuisent à ses détracteurs tout en profitant à ses nouveaux alliés.

Malgré son statut d'administrateur impérial, il sut se faire aimer de ces érudits solitaires qui mélangeaient une autorité dédaigneuse à un délire de persécution. Toujours soucieux de se ménager un entourage bienveillant, il en recommanda plusieurs à l'empereur et en envoya certains à Rome pour qu'ils fussent accrédités. De son côté, il ne cessait d'accroître son savoir en matière de magie celtique.
Par ses connaissances, il finit même par retrouver l'orbe de l'époque de Claude. Le récit de son maître n'était pas une légende. Dans l'orbe s'agitait, petit homme en miniature, le mage gaulois dépité !

Ce mage avait des choses à lui apprendre et Paratus sut jouer de ses espoirs. Il le convainquit que, s'il lui apprenait ce qu'il savait, Paratus ne se montrerait pas ingrat. Fort de ses nouvelles connaissances, il pourrait même le libérer de son orbe !
Paratus apprit du petit prisonnier que la quintessence de la magie celtique rayonnait en Gaule. Malgré un bilan officiellement médiocre, il persuada l'empereur de subventionner ce nouveau voyage.

Son déplacement se fit à grand frais, comme à son habitude.

Il emportait avec lui ses livres, son mobilier et les esclaves auxquels il était accoutumé, et une solide escorte.

Les conseils du mage gaulois s'avérèrent précieux. Dans un bois près de Lutèce, Paratus rencontra une sorcière experte dans les arts occultes. Il la séduisit. Malgré les années qui lui avaient donné l'apparence d'un adonis un peu grassouillet, il était toujours l'indolent charmeur d'autrefois.

Sans le vouloir, le petite mage gaulois lui avait même soufflé le moyen de prévenir les retards ou les incidents sur le chantier. Le minuscule prisonnier se lamentait sans cesse en parlant de son erreur passée. Si seulement il n'avait été si âpre au gain ! Si seulement il avait eu le pouvoir de revenir en arrière !

L'idée de Paratus se résumait à ceci : plutôt que de scruter le Nord de l'île de Brittania, bien trop dangereux, il scruterait l'avenir de la frontière. Au lieu de rechercher en Calédonie la source de ses ennuis, il se contenterait de dépister les avanies, à rebours, à partir de leurs conséquences.

Retour en Ecosse et succès modérés

Revenu en Brittania, Paratus utilisa l'orbe pour espionner les activités de chacun. Ce n'était pas vraiment l'objectif qu'il s'était fixé mais tel était son tempérament. D'esprit retors, il réussissait le paradoxe de croire son charme irrésistible tout en pensant qu'aucune marque d'intérêt à son égard n'était sincère.

Ce faisant, il devait servir le chantier malgré lui. Il démasqua plusieurs contremaîtres qui volaient des outils, des trésoriers qui faussaient les registres de compte, et des ouvriers qui prenaient une demi-journée de repos après avoir annoncé qu'ils avaient à faire sur un autre tronçon du mur.

La noire entité qui avait effrayé son maître n'était visible nulle part. Elle ne parasitait jamais le canal de communication et aucun des retards du chantier ne pouvait lui être imputé, sauf par défaut. Paratus songea qu'elle pouvait être morte ou trop âgée pour être menaçante.

Des mesures draconiennes furent prises pour ramener l'ordre sur le chantier, mais le travail ne reprit que mollement. On souffrit de nombreuses défections, car les conditions de travail s'étaient dégradées. L'ingénieur en chef, quoi qu'il en soit, était satisfait des améliorations apportées.

Le contact avec la cadette des sirènes

Ces actions menées à bien, Paratus retourna à sa léthargie. Mais, sur ce point, ces désirs avaient changé : oisif, il s'ennuyait ferme. Par-dessus tout, il se désolait de ne plus rien apprendre. La magie celtique lui était plus familière qu'aux druides qui la lui avaient enseigné. Qui pourrait l'aider à approfondir ses connaissances, sinon les sorcières du Nord ?

Il se mit en tête, pour parfaire, son initiation celtique, de retrouver celles qui avaient parasité le canal de l'orbe autrefois. Dans sa quête de savoir, une obsession le taraudait : s'il disposait d'un orbe pour lequel le temps n'était qu'un canal, pourquoi lui-même ne pourrait-il y voyager ?

Il s'appliqua à chercher chaque jour, au moins trois heures par jour, s'il pouvait établir le contact avec quelqu'un.

Un jour, cela arriva. Paratus était entré en contact avec une des sirènes, via le canal de l'orbe.
Le contact n'avait été pas agressif et, bien que la sirène ait aussitôt coupé la communication, il avait bon espoir de la retrouver. Il y parvint et, curieuse de cette étrange rencontre à distance, se laissa prendre au jeu des questions-réponses. Le charme de Paratus avait une nouvelle fois opéré sur la gente féminine. La sirène, la cadette des cinq, n'était toutefois pas difficile à captiver. L'alliance très temporaire conclue avec les Pictes contre les Romains avait été pour elle la source d'un profond questionnement. Elle avait réalisé qu'elle ne connaissait plus rien du monde qu'elle avait visité autrefois. Celui-ci, depuis quelques siècles, avait été refaçonné par les hommes jusqu'à en être méconnaissable. Avec cette alliance était née en elle un goût inextinguible de découvrir l'Autre, de voyager dans cet univers devenu anthropocentrique, envie que ses soeurs ne comprenaient pas.

Retour à Rome

A Rome, la situation s'envenimait pour Paratus. Le peu d'avancement des travaux, comparé aux frais occasionnés par son train de vie somptuaire, avaient été soulignés par un jeune administrateur impérial. Pour le jeune ambitieux, c'était des lignes de compte et l'opportunité d'un coup d'éclat facile. Pour Paratus, c'était cinq années à se tailler une vie de patricien décente dans un poste qui, à l'origine, était austère et peu valorisant. Une lettre de l'empereur, en des termes sévères, le sommait de venir s'expliquer à Rome.

Paratus fit ses bagages et, pour ce voyage-là, jugea préférable de se contenter de peu. Les dieux savaient ce que l'empereur aurait à lui dire ! Et Paratus aurait peu d'arguments pour se défendre. Depuis des années, il avait utilisé les financements impériaux pour s'entretenir lui-même et son réseau de mentors druidiques, pour aucun résultat qui profita à l'empire.
C'est alors qu'il eut l'idée d'utiliser l'orbe pour connaître son propre avenir, et jauger des soutiens et des défections à venir.

La réintégration de Paratus à la cour se fit dans une douceur inattendue. Ceux qui l'avaient connu tout jeune courtisan furent surpris de découvrir un homme changé.

Il appréciait toujours de s'entourer d'admirateurs, mais goûtait cette compagnie de manière modérée. Son enthousiasme à discourir était tempéré par son désir de précision et d'exhaustivité. Il interrompait souvent ses envolées lyriques pour les compléter des détails et des nuances dont, d'habitude, ne s'encombrent pas les orateurs. Il avait perdu de sa spontanéité et prenait toujours un temps de réflexion avant de répondre à une question.

Plus étonnant encore, il s'intéressait à la magie au-delà de la surface et de l'ostentatoire.

Hadrien, qui était en voyage au moment du retour de Paratus, ne revint que pour s'entendre rapporter l'étonnement des courtisans et des magiciens. Il avait été préparé à cela par les druides que lui avaient envoyés Paratus mais, face à la réaction unanime de ses maîtres arcanistes, il dut s'incliner. Les réprimandes qu'il avait prévu de faire à Paratus : pourquoi punir l'homme d'aujourd'hui pour une faute commise par celui qu'il n'était plus ?

Le voyage dans le temps

Le restant de sa vie, Paratus la passa à Rome malgré de nombreux voyages en Gaule. Il se fit une place dans le milieu très privé des mages impériaux et lança la mode de l'étude des arcanes celtiques.

Sur ces vieux jours, il fit à nouveau parler de lui en prétendant avoir, enfin, découvert le moyen de voyager dans le temps.

Quel scandale cela fit parmi les Romains qui se targuaient d'un peu d'instruction !

La nouvelle, venant d'un érudit du palais, fit aussitôt grand bruit.

Les élèves magiciens, volontiers chahuteurs, s'inscrivirent en masse à ses cours. Ses collègues magiciens, dubitatifs et rigoureux, demandèrent des preuves immédiates.

A l'extérieur du palais, on ne le ménagea pas autant. Les philosophes de tous bords le rabrouèrent, niant la possibilité même de se déplacer dans le temps. Ils critiquèrent l'auteur de cette théorie en rappelant les coups d'éclat de sa jeunesse, pourtant lointaine, à travers un pamphlet célèbre intitulé « Contre Paratus ».
Quant à certains hauts fonctionnaires, mi-moqueurs mi-intéressés, ils prétendirent faire main basse sur son ouvre pour la mettre au service de l'intérêt général.

Paratus réalisa à quel point sa découverte était révolutionnaire et, en cela, inacceptable par des contemporains pétris d'une tradition hellénique contraire, qui voulait que le Destin fut hors de la portée humaine.

Il décida finalement de saboter lui-même sa crédibilité en publiant son propre pamphlet qui s'intitulait « Retour en Arrière ». Si le titre prêtait à rire, le contenu était pire. Paratus y usait d'arguments philosophiques fumeux, faisait de longs apartés moraux ou poétiques, pour finalement ne jamais aborder le fond : le moyen, pratique, de voyager dans le temps.

Aujourd'hui, il ne fait toutefois plus de doute que Paratus parvint à réaliser cet exploit. Le secret en fut partagé avec le seul élève qui l'eut pu comprendre, un certain Quintus Sonate, qui deviendrait un infatigable voyageur du temps connu sous le nom de « Vieil Homme ».

Il ne fait pas de doute, non plus, que Paratus utilisa le sortilège pour améliorer les circonstances de sa vie. En effet, à bien y regarder, la vie de Paratus ne paraît qu'une suite d'heureux hasards et de catastrophes évités. Des modifications temporelles sont à l'origine de cette série d'opportunités. La clémence de l'empereur, les rencontres bienveillantes, ne s'expliquent pas hors de ce cadre, à moins que Paratus n'ait été béni des dieux.

On pense toutefois que ces modifications furent limitées. Paratus avait conscience du danger que représentait l'intervention dans le passé. Paradoxes et effets non désirés étaient sa hantise. Il avait toujours dit à ses amis proches, par exemple, que jamais son Moi du présent n'était entré en relation avec un de ses Mois passés.

Son disciple, le Vieil Homme, devait agir tout autrement.

Le Vieil Homme et l'héritage de Paratus

L'héritage de Paratus est immense et, sur l'île, on peut dire qu'il est à la magie celtique ce que les Majesto furent à la magie normando-scandinave. A la différence de Majesto toutefois, Paratus est connu sur le continent où il finit jadis ses jours et où ses disciples essaimèrent.

Paratus a laissé derrière lui de nombreuses notes, souvent en latin. C'est à travers elles qu'au fil des siècles, une multitude de praticiens se forma. En effet, la tradition celtique des druides était purement orale et il fallait sa mise par écrit, dans la langue des conquérants, pour l'arracher à l'oubli auquel elle était promise.

Le disciple le plus connu de Paratus est Quintus Sonate, alias le Vieil Homme. Cet élève fut le seul, parmi tous à comprendre le fonctionnement du sortilège de voyage dans le temps. De tempérament solitaire, il était peu apprécié des autres élèves mais sut convaincre Paratus, par sa détermination, de lui transmettre son savoir.

Le Vieil Homme ne porta cette appellation étrange que parce que son entourage, à l'époque où Paratus était en vie, le voyait vieillir de jour en jour. A tel point qu'on le tenait pour maudit ! Sa longue barbe blanche s'accompagnait d'une hygiène déplorable, pour laquelle il était souvent comparé à un chien errant par ses co-disciples.
En réalité, il ne s'agissait pas là d'un enchantement, sinon entretenu par le Vieil Homme lui-même. Celui-ci avait pris l'habitude de voyager dans le temps en quête des informations qui lui manquaient puis, avec l'accoutumance, afin d'influer sur les événements. Son corps montrait donc les signes de l'âge alors que ses pairs, eux, ne changeaient pas. Ils vieillirent à leur rythme mais demeurèrent ignorants que ce qui faisait la gloire de celui qu'ils prenaient pour un paria inutile et nuisible à leur compagnie.

On sait du Vieil Homme qu'il utilisa les différentes versions de lui-même comme des témoins omniscients de toute son existence. Il se rencontra si fréquemment lui-même, dit-on, qu'il en conçut une déviance mentale particulière à lui. Elle fit de lui cet être névrosé dont on peine aujourd'hui à retracer l'existence.

Outre ses enseignements, Paratus laissa au monde de nombreux objets magiques. Leur identification était simple : il les estampillait toutes de la mention « Paratus Semper ». La phrase signifiait « Paratus pour toujours » et non « toujours prêt », qui se traduirait par l'ordre inverse des mots : « Semper Paratus ». Le latin ne connaissant pas les minuscules, il fallut du temps pour que les exégètes comprissent que le mot « PARATUS » était un nom propre. Ils établirent alors un rapport certain entre le créateur et ses créations.

Reprises et copiées, les théories de Paratus furent aussi tronquées et dévoyées à plusieurs reprises. Le pire de ses profanateurs ne comptait pas au rang des détracteurs du maître ! Au contraire ! Il s'agissait de son ancien élève, le Vieil Homme. Dans sa crainte d'être égalé, le Vieil Homme a cherché autant qu'il le pouvait à détruire ou à corrompre l'ouvre de son professeur. Y parvenir totalement était bien sûr impossible, mais la capacité du Vieil Homme à se déplacer dans le temps fit des dégâts qu'on estime considérables. Il serait toutefois insensé de vouloir les évaluer quantitativement : le Viel Homme fit purement et simplement disparaître ce qu'il jugeait essentiel, et ce manque, terrible, est hors de notre compréhension.

Quant aux nombreux objets magiques que Paratus créa, le Vieil Homme leur a réservé à peu près le même sort. Après les avoir collectés, il les a cachés dans un repaire que certains situe en Ecosse, dans les terres où Paratus puisa toute son inspiration.

Au nombre des objets connus, figurent :
- L'Orbe d'Hadrien, permettant la vision et le lancement de sorts à distance, tout cela protégé de la magie celtique
- L'Anneau de Paratus : cet anneau contient une charge de magie celtique qui se renouvelle d'elle-même et permet le maintien de sorts avec une faible dépense d'énergie
- Le Glaive de Paratus : arme magique, il permettrait le voyage dans le temps, mais sur une courte distance de quelques minutes

C'est en raison de son ouvre de profanation, que le Vieil Homme est si décrié. En Ecosse, la haine de ce sinistre personnage a été institutionnalisée. Elle fait l'objet d'un rituel au Collège Royal d'Edimbourg, qu'on appelle les Grandes Exhumations, à travers lesquelles les Initiés remercient les magiciens qui les ont précédés dans la tradition et ont permis l'apprentissage et le perfectionnement de leur art. Marie Stuart considérait Paratus comme le mage ayant eu le plus d'influence sur sa pratique magique.








Les McElaine



L'histoire légendaire d'Elaine, par Cousine Cecily


Dans le Nord de l'Ecosse vivaient, depuis des temps immémoriaux, cinq sirènes autour d'un loch profond.

Cette sororité servait le Diable. Les demoiselles, éternellement jeunes et pimpantes, enchantaient tous les voyageurs mâles qui s'aventuraient sur leurs rivages, puis les dévoraient.

Bien qu'elles eurent triste réputation parmi les anciens Pictes, qui habitaient au sud de ces terres désolées, ceux-ci en vinrent à les apprécier quand elles dissuadèrent les Romains de poursuivre leur avancée dans l'île, qu'ils avaient entamé tout au Sud.

Les magiciens romains, frappés par la magie indomptable qu'ils affrontaient, suggérèrent aux militaires de s'arrêter à ce qui, de nos jours, est le Mur d'Hadrien. On les écouta: économiquement, il n'y avait rien au-delà qui mérita les efforts d'une âpre conquête.

Les nouvelles générations de Pictes tinrent les sirènes en haute estime et les gratifièrent du titre glorieux de Protectors of the North (expression traduite en anglais quelques siècles plus tard). Ils s'avisèrent que, finalement, les rivages du Nord abritaient des créatures magiques dont l'aide, passive, leur était indispensable. Ils décidèrent donc de préserver cette zone en l'état et l'entourèrent des « frontières » du tabou ancestral.

La cohabitation allait encore être possible pendant les siècles à venir, et même après l'invasion des Scots venus d'Irlande, qui eurent la sagesse de respecter les coutumes des anciens Pictes.

Les sirènes avaient vécu pendant des siècles, voire des millénaires. C'était des créatures rescapées d'un ancien temps où l'Homme n'avait pas encore dominé le monde. Elles avaient conscience d'être les vestiges d'une ère révolue et concevaient une peur panique à l'idée de quitter leur environnement familier, les fjords silencieux et inhospitaliers du Nord.

Les sirènes étaient immortelles. Elles avaient pour se défendre leur voix, leur beauté et une maîtrise innée, instinctive, des arts occultes.
Toutefois, si elles avaient survécu entre toutes, c'était parce que chacune était née avec un don particulier qui la rendait peu susceptible d'être jamais prise au dépourvu. Ces dons étaient des cadeaux du Diable qui, si l'on peut dire, s'était avec les meilleures intentions penché sur leur berceau.
Voici quels étaient ces dons parmi les sirènes :

L'une d'elle, l'aînée, avait la possibilité de remonter dans le temps, et changer ce qui semblait être définitivement acquis.

L'une d'elle pouvait interroger l'avenir, qui lui présentait les différentes options possibles en fonction des éléments déjà avérés, ainsi que leur probabilité.

L'une d'elle partageait tout le savoir du monde. Dès qu'un être pensant, dans le monde, apprenait quelque chose, elle le savait aussi.

L'une d'elle pouvait voir à travers les yeux de n'importe qui, Homme ou animale. Il lui suffisait de formuler une demande raisonnable et précise pour que sa vision se trouve correctement localisée.
Par exemple, si elle disait : « je veux voir Gruoch » (c'était le prénom de la soeur aînée), sa vision pouvait s'incarner dans une libellule ou un poisson. Mais si elle disait : « je veux voir l'enfant de Gruoch », alors rien ne se passait car Gruoch n'avait pas d'enfant. Le souhait aurait, également, été irréalisable si Gruoch avait eu deux enfants et qu'il avait fallu choisir entre eux.

L'une d'elle, pour finir, pouvait lire dans le coeur des Hommes. Nul ne pouvait lui cacher ses sentiments, son histoire ou simplement la vérité.

La première soeur, Gruoch, était la plus âgée et elle prenait facilement l'ascendant sur les autres. Des cinq, elle était pourtant la dernière informée en général.

On conçoit que la vie était sans surprise pour les sours, à l'exception de Gruoch qui - persuadée qu'on lui cachait des choses - passaient le plus clair de ses heures à épier ses cadettes.

Un jour, malgré leur isolement, un homme vint à tomber dans le filet des sirènes. C'était un anglais, un chevalier errant, qui était trop orgueilleux pour écouter les conseils des autochtones.
La rencontre semble avoir eut lieu au VIe siècle AD. Il faut préciser qu'à l'époque, l'Ecosse était habitée par les Pictes et par les envahisseurs Scots, des celtes venus d'Irlande. Notre chevalier anglais ne devait donc comprendre ni les uns, ni les autres.
D'après certaines sources, notamment le témoignage de son contemporain, le moine Colomba d'Iona, ce chevalier n'était autre que Lancelot du Lac.

La benjamine tomba aussitôt amoureuse de lui. Dès que ses soeurs l'eurent enfermé dans une cellule en roseaux, avec pour projet de le dévorer quand il aurait mariné, elle songea au moyen de le faire évader.

Sa maîtrise des arts occultes valait celle de ses sours, et elle avait mille moyens d'y parvenir. Toutefois, une de ses sours ne manquerait pas de le retrouver.
La plus âgée, Gruoch, pouvait remonter le temps pour voir ce qu'il s'était passé et l'empêcher. Sa cadette immédiate pouvait interroger l'avenir pour savoir où une autre des sours l'aurait retrouvé. La troisième saurait parce que la benjamine savait. Etc.

La benjamine conclut qu'elle ne pouvait tromper toutes ses soeurs et, en désespoir de cause, voyant venir le soir où le beau chevalier serait désossé, elle appela le Diable au secours.

Celui-ci apparut sans se faire désirer. La benjamine lui expliqua son désir et que, pour le réaliser, elle serait prête à tous les sacrifices. Le Diable se montra cordial (il n'était jamais mieux que cordial). Il s'en voudrait de faire de la benjamine son obligée pour si peu de chose, vraiment. Elle avait piégé des milliers d'hommes en son nom, comment aurait-il pu faire cas d'un seul rescapé ?
Il déclara donc qu'il allait effacer cette prise de la mémoire des autres sirènes, sitôt que la benjamine aurait aidé le chevalier à partir.

C'est ce qui fut fait.


Cette bonne action aurait pu être sans conséquence mais, lorsqu'on glisse une bonne action dans une série de meurtres perpétrés sur des millénaires, elle a forcément un rôle perturbateur. De plus, la benjamine des sirènes ne pouvait oublier cet homme. Quelles promesses il lui avait faites quand elle l'avait soustrait à cet horrible fin !

Elle pensa donc pendant des mois à un moyen de rejoindre celui qui, elle en était persuadée, serait la « moitié » qui manquait à son parfait bonheur. La magie étant chez elle une seconde nature, elle percevait intuitivement la façon de se rendre humaine, mais là n'était pas le vrai problème...

Le vrai était : ses soeurs chéries ; elles ne la laisseraient jamais partir !
La quatrième n'aurait qu'à emprunter la vision des hiboux, des renards, des loups pour suivre son évasion nocturne. La troisième saurait où elle se trouve, parce qu'elle-même le saurait. La seconde aurait bien sûr anticipé sur l'action de ses soeurs. Etc.

En dernier recours, la benjamine fit appel au Diable.

Celui-ci fut un peu moins rapide à se matérialiser que la dernière fois. La benjamine soupçonna qu'elle l'avait dérangé dans une activité prenante et s'en excusa. Elle savait qu'elle avait déjà bénéficié d'une faveur et, ce second service, elle était prête à le payer au prix fort.
Le Diable, s'il avait été mécontent d'être invoqué, se radoucit devant tant de prévenance et d'humilité. Il présenta le premier service comme un rien et, d'ailleurs, ne voulait pas s'arrêter devant une logique comptable. Avait-elle compté, elle, les millénaires passer à le servir ?
Non, ce service encore, il le rendrait sans contrepartie.

Il se proposa à nouveau d'effacer la mémoire des soeurs sirènes, tout souvenir de la benjamine. C'était la meilleure option.

C'est ce qui fut fait.

La benjamine, devenue humaine, prit la direction du sud pour retrouver son chevalier anglais. Chemin faisant, elle s'avisa que son nom n'était pas approprié dans ce nouvel univers et elle prit celui d'Elaine. Elaine était un nom très simple, très commun chez les anglais, et qui se référait à l'héritage grec de la culture européenne.


Elaine craignait un peu de se perdre en descendant vers le Sud ou de croiser quelques dangers, animal sauvage, passage escarpé, bandits. Son voyage se déroula sans incident. Elle rencontra dès le début un bouc qui se prit d'affection pour elle et l'escorta.

Malgré tout, la fatigue la gagnait. Elle marchait le long d'un cours d'eau obscur et ses pas étaient absorbés par la vase. A nouveau, elle fut chanceuse car elle trouva là une embarcation abandonnée. Elle grimpa à bord et se laissa porter par le courant. Le bouc la suivit un moment, comme pour s'assurer que tout allait bien, puis il disparut.

Elaine entra enfin dans une grande ville fortifiée, resplendissante et animée. Certaines versions de l'histoire la désignent comme étant Camelot.
La ville débordait de couleurs, avec des rubans cloués sur les portes et les fenêtres, des fanions accrochés à des cordes tendues entre les maisons. La foule était en liesse. Un tapis de fleurs roses, foulées par les sabots d'un cortège, constellait le sol pavé de la grand-rue.

Elaine se réjouit de retrouver son preux chevalier dans une ambiance si festive. Elle déchanta rapidement lorsque, à la herse du château, on lui interdit tout bonnement d'entrer. Après quelques heures et beaucoup d'insistance, un page vint lui apprendre que Sir Lancelot consentait à la recevoir.

Elle retrouva l'homme qu'elle aimait dans une salle semée de draps et fourmillant de pages. Lancelot portait une armure brillante de parade, une cape blanche, une couronne végétale était ceinte sur son front, et il semblait diablement occupé. Il écouta d'une oreille distraite cette jeune femme qu'il ne reconnaissait pas, pendant qu'un page, monté sur un tabouret, ajustait la couronne sur son front.

Soudain, Lancelot reconnut la sirène qui l'avait sauvé. Mais comme elle a changé depuis lors. Simple humaine, elle ne gardait de sa majesté d'autrefois qu'une apparence avenante. L'intonation grisante de sa voix, la volupté suave de son corps de sirène s'étaient envolés. Aux espérances exprimées par Elaine, Lancelot répondit qu'il lui était redevable mais n'avait rien promis. D'ailleurs, il était sur le point de se marier !

Elaine se heurta à un mur d'incompréhension mais, malgré tout, elle s'obstinait. Sur la recommandation d'un intendant qui trouvait que les préparatifs n'avançaient pas assez vite, elle fut mise dehors. Elle assista, seule au milieu de la populace, au mariage en grande pompe de son chevalier.

Dans les deux jours qui suivirent la célébration, la jeune femme, nouvellement humaine, n'en démordit pas. Elle ne connaissait rien à l'amour mais elle savait qu'il avait promis et que, lorsqu'un chevalier donne sa parole, il ne peut se dédire. Lancelot, de son côté, faisait la sourde oreille. Il espérait que l'importune se lasse et son épouse, quant à elle, lui avait interdit de la revoir.

Le scandale finit par remonter jusqu'aux oreilles du roi Arthur. Celui-ci ordonna une réunion de la Table Ronde pour juger du comportement de Lancelot. Tous les membres ou presque en étaient présents, ayant été conviés au mariage.

Dès le début, l'affaire se présenta mal pour l'ex-sirène car, sur l'existence-même du serment, c'était parole contre parole.

Honneur aux dames, elle passa la première pour présenter ses arguments devant la Table Ronde. Elle n'avait pas vraiment l'habitude se justifier, elle, à qui tout arrivait par magie. Elle fit de son mieux.

Lancelot plaida en second. Il nia avoir rien promis pour ce qui est du mariage, et doutait par ailleurs d'avoir affaire à lui l'ancienne sirène. Elle n'avait nullement sa beauté. Qui pouvait dire s'il ne s'agissait pas d'une profiteuse, voulant faire payer un homme à présent marié ?
A la fin des débats, la Table Ronde fut bien en peine de trancher. De toute façon, il n'était pas question de contraindre Lancelot à se remarier. Il était trop tard pour cela. Un chevalier inconnu, célibataire et sans le sou, se proposa élégamment pour réparer le tort fait à l'ex-sirène, en l'épousant lui-même.

Voilà qui parût à tous une fair decision.
Le roi Arthur récompensa le chevalier en lui octroyant de nouvelles terres prises sur la réserve royale et l'invita à convoler en justes noces très rapidement. Il pouvait utiliser les arrangements faits pour le mariage de Lancelot.
Après tout, le décorum était là, les convives aussi, et il restait même quelques plats à consommer. pourquoi ne pas en profiter ?

Pour la Table Ronde, c'était une compensation que de se marier dans les fastes d'une telle organisation. Pour Elaine, c'était la pire des humiliations : elle se marierait dans les restes de celui qu'elle aimait, et on jetterait sur son passage des fleurs arrachées au cloaque des rues.

C'est ainsi qu'Elaine, à peine faite femme, se maria avec un chevalier inconnu de la Table Ronde. Elle devait en garder rancoeur.


Moins d'un an après avoir quitté ses soeurs et abandonné ses pouvoirs, Elaine regrettait amèrement sa vie passée.

Elle brûlait de se venger et, en même temps, n'espérait rien plus qu'oublier cette aventure improbable et reprendre une existence éternelle auprès de ses soeurs.

Elle appela le Diable au secours.

Celui-ci ne vint pas à la première invocation, ni à la seconde, mais il honora la troisième.
Il avait sa figure des mauvais jours. Probablement, Elaine, avait abusé de son sens de l'équité. Il serait inflexible.
La jeune femme, d'emblée, calomnia sa bêtise et promit au Diable tout ce qu'il pouvait souhaiter s'il lui rendait sa vie d'autrefois. Cela comprenait son âme humaine, bien entendu.
Le Diable secoua la tête. Elaine était justement humaine et les Hommes ne sont pas ses créatures. Ils sont dans la terre fertile et contestée entre lui et Dieu. Il ne lui revient pas, unilatéralement, d'en élever un au rang de serviteur démoniaque.
Si le Diable ne pouvait faire d'Elaine une sirène immortelle, et la réintégrer parmi ses soeurs, il pouvait cependant lui rendre ses connaissances magiques. Bien que l'intuition fut perdue, elle pourrait réapprendre à maîtriser les arts occultes comme une humaine.

Elaine accepta.

On ignore quels furent les termes du pacte mais le Diable, cette fois, ne brada pas ses compétences.

Les différentes sources s'accordent pour dire qu'Elaine n'enfanta que des filles, qui elles-mêmes n'eurent que des filles. Elles étaient donc condamnées à ce que leur héritage, moral et matériel, se perde à chaque génération si elles n'y prenaient gare. Peut-être était-ce là les termes du pacte ?

La vengeance qu'exerça Elaine fit l'objet de plusieurs théories. L'amour impossible né entre Lancelot et la reine Guenièvre en serait un des éléments.

Il est à noter qu'il existe une version très peu répandue de l'histoire dans laquelle Lancelot est le fils adoptif d'Elaine. Celle-ci y est identifiée à la Dame du Lac qui recueille Lancelot après la mort de son père, le roi Ban de Benoïc. La trahison est celle d'un fils ingrat qui renie sa mère adoptive. Dans cette version, Lancelot est appelé « Galaad » mais c'était bien son nom de baptême, qui est ensuite devenu le nom de son fils.

Enfin, une interprétation moderne du mythe d'Elaine a été contée par Lord Alfred Tennyson dans son poème The Lady of Shalott (1833 et 1842). Citons juste Lord Tennyson décrivant l'approche de Camelot:

Willows whiten, aspens quiver,
Little breezes dusk and shiver
Thro' the wave that run for ever
By the island in the river
Flowing down to Camelot
Four gray walls, and four gray towers,
Overlook a space of flowers
And the silent isle inbowers
The Lady of Shalott






La conclusion à l'histoire légendaire d'Elaine, par Iomhar, un thrall prisonnier des jarls Rogr et Skaldr


La Diable rendit à Elaine sa maîtrise intuitive de la magie mais, disait-il, il ne pouvait lui rendre sa qualité de sirène. Les sirènes sont des créatures de l'Adversaire et il ne lui appartient pas, dans les règles du combat qui l'oppose au Seigneur, de se créer de nouveaux séides. Le combat se gagnera par la conquête des âmes.

Elaine, redevenue une puissante enchanteresse, entreprit de se venger de Lancelot. Elle lui jeta un sortilège qui le condamnait à un sort pareil au sien : aimer une femme éperdument mais sans espoir de la côtoyer. Et pour cette femme, elle désigna Guenièvre, l'épouse du roi Arthur. En faisant cela, elle ajoutait la félonie à l'amour impossible : le pire crime que put commettre celui qui était, alors, le meilleur chevalier au monde.

Quelques temps après avoir jeté ce sortilège, Elaine s'aperçut d'un fait étrange. Son ventre s'était arrondit Elle ressentait une gêne persistante et des nausées. Elle qui découvrait le corps d'une humaine en conçut une appréhension immense.

Son époux, c'est-à-dire le chevalier auquel le roi Arthur, pour réparer l'erreur de Lancelot, l'avait mariée par défaut, remarqua son état. La chose était évidente pour lui, et il la présentait avec enthousiasme qu'Elaine jugeait très exagéré : elle allait donner naissance à un enfant.

Cette nouvelle bouleversa Elaine. Elle la prit au début avec dégoût puis, les semaines passant, avec les félicitations répétées de son entourage, elle se fit à l'idée d'être mère. Peut-être était-ce là un cadeau du Destin ? Elle n'en savait rien. Si elle était demeurée sirène, il ne lui serait jamais arrivé rien de tel. Ses soeurs, ses chères soeurs ne connaîtraient jamais l'expérience de la maternité, à la fois mystique et tellement terre-à-terre. Si seulement elles savaient ! Qu'en auraient-elles pensé ? L'aurait-elle plaint ? Enviée ? S'en seraient-elles amusées ?

Elaine donna donc naissance à un enfant que son mari appela Philip.

La famille de son époux avait beaucoup d'attentes pour Philip. Elle l'accaparait une grande partie du temps. Le mariage de leur fils avec cette inconnue, sans titre de noblesse, et qu'on disait issue du monde des fées, leur avait beaucoup déplu. Mais la naissance changeait aussi leur relation vis-à-vis d'Elaine : ils voyaient en la mère de leur petit-fils, ou de leur neveu, bref la matrice du prolongement de leur lignée.

Elaine n'avait rien d'une bonne mère et l'attitude de son entourage, qui l'avait charmé pendant la grossesse, l'agaçait maintenant que Philip était né. Ce n'était plus elle l'objet de toute leur attention, elle était redevenue un élément secondaire de la famille à présent qu'elle avait donné naissance. On l'éclipsait, même, car elle ne partageait pas l'excitation de sa belle-famille pour tous les sujets concernant le quotidien du bébé : son nettoyage, les soins à lui prodiguer quand il était malade, et la sempiternelle question : « A-t-il fait son rot ? ».

Les mois passèrent.

Elaine ne se faisait toujours pas à son nouveau statut de mère. L'attitude de sa belle-famille, qui lui enlevait son enfant et la traitait en incapable, ne cessait de l'agacer. L'enfant était également difficile. Il avait la santé fragile, dormait mal en général, et la réveillait pendant la nuit. Déjà fatiguée au réveil, elle devait ensuite supporter les conseils et les remontrances de ses beaux-parents toute la journée. Guidée par son désir d'indépendance, elle s'entêtait pourtant et refusait de le confier à une nourrice.

Un soir de novembre, alors que l'enfant avait deux ans, le pire se produisit. Le chevalier, époux d'Elaine, guerroyait au loin au nom du service d'ost qu'il devait à son seigneur. Philip se trouvait dans la chambre familiale ; la belle famille avait été rejetée dans une autre aile du château, dans une salle commune où Elaine la cantonnait. Philip était très malade et elle avait décidé de s'en occuper seule. Même s'il dormait, il se retournait dans ses draps, et sa respiration était accompagnée de petits sifflements sonores. Elaine n'en pouvait plus. Dans un état de demi-sommeil, elle jeta un sort pour le faire taire, qui eut un effet immédiat.

Le lendemain matin, le jeune Philip gisait sans vie dans son berceau. La scène décrite par ses petits bras contorsionnée et sa tête bleuie indiquait qu'il s'était étouffé dans ses langes.

Elaine se lamenta.

Lorsque sa belle-mère et ses belles-soeurs arrivèrent, elles poussèrent toutes les cinq des hurlements stridents. On aurait dit des harpies découvrant leur nid saccagé. Ces hurlements exaspérèrent Elaine se bien qu'elle les fit taire, tout comme elle avait rendu muet son fils, avec les grands draps blancs du lit qui se soulevèrent et enveloppèrent les cinq femmes de leur froideur moite.

Honteuse, Elaine quitta le château sans préparer ses affaires ni prévenir personne de son départ. Elle ne devait jamais revenir.

En chemin, elle geignait, se tirait les cheveux, et donnait une image pitoyable de la belle jeune femme qu'elle avait pu être. Comme elle en avait pris l'habitude, inconsidérément, elle appela Diable pour demander son aide.

L'Adversaire se fit prier. Il n'apparût pas pendant de longues heures puis, devant l'insistance de son ancienne servante, se montra alors que le soleil était bas sur l'horizon. Il n'avait pas surgi magiquement mais avait pris l'apparence d'un berger, qui venait à contresens, un bouc unique pour compagnon de route, dont il tenait les mâchoires avec une sangle.

« Hé bien ! s'exclama le Diable, qui ne pouvait cacher son irritation, pourquoi pleures-tu cette fois ? »

Elaine, qui n'avait pas reconnu l'Adversaire, releva lentement la tête. Elle vit un vieux berger qui traînait un bouc encore plus âgé que lui. Elle ne répondit rien mais son regard était interrogateur.

« C'était pourtant les termes de notre marché, poursuivit le berger. Tout homme que tu devais aimer d'un amour sincère te causerait malheur et souffrance. Les enfants issus de ta chair ne font pas exception. »

Elaine, surprise et vaincue, ne s'arrêta pas quand elle arriva à hauteur du berger. Elle avançait à mesure qu'elle comprenait et finit par dépasser le berger en silence.

Celui-ci se retourna à son passage.

« Va, maudite ! Tu m'as trahi. Tu l'as voulu ! »

Elaine ne répondit pas. Le visage fermé et les yeux braqués vers l'horizon, elle s'ingéniait à mettre un pied devant l'autre malgré l'émotion qui la faisait chanceler.

Le Diable, sous l'apparence du berger et son bouc, la poursuivit un long moment encore. Ce faisant, l'homme continuait ses invectives.

« Ce n'est que le début ! » répétait-il de sa voix grelottante.





Clayton Grady McElaine et son héritage


Clayton Grady McElaine, avant d'être le patriarche d'une famille nombreuse, fut d'abord la figure charismatique et influente d'un Sud-Est américain tout entier consacré au travail de la terre., Grand propriétaire terrien devenu lobbyiste, puis homme politique, nombreux sont les fermiers qui tiennent leurs terres de lui. Les gens du cru l'appelaient souvent « Le Patron », même sans être de son personnel, saluant par un hochement de tête respectueux celui qui avait su être la porte-parole.

Au lever du soleil, on voyait toujours le Patron parcourir ses terres à dos de cheval. Il était toujours flanqué d'une équipe de régisseurs silencieux, différente à chaque fois, écoutant le Patron faire ses commentaires sans se retourner. Il aimait, disait-on, entraîner dans ses escapades même les plus administratifs de ses employés, pour leur faire voir le dur labeur de ceux qui travaillent la terre, et le fruit gratifiant de leurs efforts.

Adulé par le cultivateur du Sud qui appréciait sa bienveillance paternaliste, le Patron était un homme froid revenu parmi les siens. Sa pédagogie à la maison reposait sur les deux arguments des coups et de l'exemplarité, même s'il se défit un peu de son attitude autoritaire lorsqu'une maladie du sang emporta son épouse Wynona en 1851.

Au sommet de sa puissance, mais menacé dans sa domination politique par le conflit Nord-Sud, le Patron mourût à la fin de l'année 1864. Sa disparition sonnait la fin d'un certain ordre social, et de la dynastie McElaine, bien que son frère Griffin ait possédé une notoriété locale en Caroline du Sud.

Cette fin brutale surprit tout le monde. Malgré l'âge, le patriarche avait la poignée de main franche et portait toujours regard sourcilleux sur la conduite de ses affaires. Le conflit armé avec les voisins du Nord avait dispersé la famille aux quatre vents, chaque frère s'en étant allé porter au front la cause de l'honneur familial, au gré des percées et des revers de l'armée dixie. Seul Andrew, le fils indigne, faisait des allers-venues autour du domaine. On ne savait dans quel business il trempait, mais celui-ci ne respectait certainement pas les règles d'engagement.

Apprenant qu'un coup de froid tenait son père alité, Andrew s'était montré plus présent. Il savait que seule une difficulté sérieuse pouvait empêcher le Patron de faire sa ronde matinale. Depuis qu'on murmurait à propos de ses nouvelles accointances, le patriarche appelait son fils « le Demi-Traître ». C'est de ce surnom qu'il le gratifia au cours de ses visites à son chevet.
Un jour cependant, il n'avait plus l'esprit à se plaindre de l'inconduite de son fils. Après avoir briefé ses chefs d'équipe comme à l'accoutumée, il convoqua Andrew qui errait dans les couloirs. Sur un bureau improvisé, celui-ci prit sous la dictée les dernières volontés de son père. Tel un seigneur qui s'éteint et songe à l'avènement du prochain de la lignée, le Patron mit le futur en coupes réglées. Le soir-même, Andrew posta les lettres alarmantes qui devaient sonner le retour immédiat de ses frères. Il savaient qu'elles partaient déjà trop tard.

Clayton McElaine avait à cour de ne pas scinder le patrimoine familial, aussi fit-il de ses fils et de son frère Gordon les héritiers indivis de sa fortune. Rien ne revint à Griffin et ses fils avec qui il était en froid.

L'indivision avait-elle pour but de sauvegarder l'unité des terres ancestrales ? Sans doute. En tout cas, elle fut décidée par un homme qui ignorait que plantations seraient, quelques jours plus tard, engloutis par les flammes.

Parmi ceux qui le connaissaient, nul ne peut douter que le Patron voulait aussi resserrer, entre des frères aux personnalités très différentes, des liens dont il savait que la tradition familiale était le ciment. A cet effet, outre ses plantations et entrepôts, le patriarche transmit à ses héritiers la somme de 2 300 000 dollars US (450 000 livres sterling), à la condition qu'ils l'utilisent pour leurs intérêts communs et ne procèdent à aucun partage.
Mamadou, le jeune serviteur noir que le patriarche avait pris en affection, reçut semble-t-il un lot, d'une valeur inconnue, qui fut arrêté par un testament complémentaire.

Ayant reçu les courriers d'Andrew, les frères et l'oncle arrivèrent l'un après l'autre au domaine. Il s'était écoulé deux semaines, quand le dernier arriva, depuis la mort de Clayton McElaine. Mais la première chose que chacun voyait était les ravages qu'avait causés un mystérieux incendie, champs balayés et édifices calcinés, branlant sur leurs fondations, cheptel décimé dans la panique du troupeau, et esclaves disparus.
Nul ne savait d'où étaient parties les flammes, ni de qui elles étaient l'oeuvre. Les blancs parlaient d'un éclaireur yankee. Les esclaves, entre eux, se disaient qu'une malédiction avait emporté le Patron avec tous ses biens terrestres.

Les fils McElaine découvrir que le corps de leur père avait été conservé par un procédé d'embaumement. Il avait été exposé en ville comme les restes d'un saint et de nombreuses personnes venaient se recueillir sur sa dépouille. L'enterrement eut lieu dans la propriété malgré son état, le cercueil précédant dans le paysage noirci un cortège d'amis et de notables, avec à sa l'oncle Gordon. L'oncle Griffin, bien que récemment brouillé avec Clayton, se déplaça avec ses fils et les membres de la famille installés en Caroline du Nord, provoquant une réunion du clan McElaine comme il n'y en avait pas eu depuis longtemps.

L'émotion passée, il fallut être pragmatique. La Confédération était en train de perdre la guerre et l'hégémonie des McElaine se réduisait à présent à la portion de l'oncle Griffin et sa plantation de tabac en Caroline du Sud.

Les fils de Clayton et leur oncle Gordon avaient bien conscience qu'il fallait trouver une rapide solution de repli. Un départ vers la Grande-Bretagne fut évoqué mais, quitter le sol américain sonnait comme un sacrilège à ces gentlemen farmers. Et pour y faire quoi ? A part la culture du coton, guère adaptée aux verdoyantes collines britanniques, les McElaine ne s'y connaissaient qu'en armes et en tactique, et encore était ce leurs voisins du Nord qui les avait poussés à développer cet appétit. Gordon, ayant hérité de l'autorité morale de Clayton, trancha dans le sens d'un départ pour Londres si la situation se gâtait.

Chacun des frères repartit alors en direction du front, qui s'approchait dangereusement du domaine. Andrew resta. Il avait reçu de Gordon le mandat d'agir au nom de tous, et de préparer une fuite à laquelle il faudrait se résoudre. Il lui revenait à lui, le Demi-Traître, de sauver ce qui pouvait encore être sauvé.





Arbre généalogique centré sur les descendants de Brett McElaine, remontant jusqu'au premier ancêtre américain







Le Kerberos Club



Le Kerberos Club par Sir Walter


Sir Walter était un des membres du Kerberos Club de Londres dont Majesto a lui-même « presque » fait partie. Sir Walter est le seul membre du Club, décédé, dont l'esprit est condamné à rester sur Terre pour une raison inconnue.

Le fantôme de Sir Walter n'apprécie guère d'être dérangé par Majesto mais, en tout état de cause, c'est sa seule occupation (hormis de chercher la raison de sa damnation) et la meilleure façon pour lui de continuer à servir le Club. Il va donc en raconter l'histoire, de son point de vue.

Avant d'expliquer un peu ce qu'était le Club, Sir Walter prend la peine de préciser que Majesto le Moderne a été blackballed (« blagueboulé »), c'est-à-dire que l'intégration du Club lui a été refusée. Par la suite, Majesto a présenté une nouvelle demande, justifiée par les mêmes motifs mais plus détaillés, à laquelle ces messieurs et ces dames n'ont pas eu le temps de répondre : le Club a été incendié avant, et ses membres massacrés.

Le Kerberos Club a été fondé au milieu du XVIIIe siècle par Jeremy Maldritch à partir du cercle de ses disciples. Maldritch avait été lui-même l'élève de Majesto le Jeune, pendant la dernière année de sa vie, en 1667. Les Majesto, selon la légende, ne formaient que leurs fils à l'art de la magie. Le dernier des Majesto célèbres, dit le Jeune, prédisant sa propre mort et n'ayant qu'un fils incapable, forma Maldritch. Maldritch, dans le même esprit d'ouverture, s'entoura de plusieurs disciples avec lesquels il ne partageait pas de liens familiaux. Finalement, il créa le Club.

Cet acte n'était rien moins que la libéralisation du rôle de « Protecteur de Londres » : d'une lignée de Protecteurs, les Majesto, on était passé à un cercle de disciples, puis à un Club dont l'entrée et la sortie étaient libres, sous réserve qu'aucun des membres présents ne s'opposent à une intégration particulière.
Avec des règles aussi peu contraignantes et un fondateur éminent, le Club attira nombre d'hommes, de femmes, et même de créatures, doués de pouvoirs surnaturels et ayant la volonté d'en faire un usage bienveillant. Le fait est notable car les clubs de Londres sont uniquement masculins d'habitude et, faut-il le préciser ?, réservés à la seule espèce humaine.

Le Club eut énormément de succès, par rapport à ce qu'on pouvait espérer d'une association à l'objet si réduit. Il a essaimé en Europe, notamment à Paris, à Madrid et à Rome, où se fondèrent des institutions similaires.

Le Kerberos Club de Londres a été détruit en novembre 1864, par le feu et par les lames. Les assassins n'ont pas été identifiés et Sir Walter, l'une de leurs nombreuses victimes, déplorent l'incurie de Scotland Yard dans les affaires faisant appel à l'ésotérisme.

Seuls deux membres semblent avoir survécu au massacre (« probably the greatest of us », ajoute Sir Walter avec ironie) : Prudence Past, une jeune femme pour qui se confond passé-présent-futur, et une paranoïaque, the Prey, dont le pouvoir est d'attirer sur elle le courroux des autres puis de disparaître.
Prudence Past se serait enfuie à Paris, où elle a de la famille.
The Prey hanterait toujours les rues de Londres, persuadée que ceux qui ont tué les membres du Club sont toujours après elle, sensation probablement confirmée par l'animosité qu'elle s'attire magiquement.

Le Kerberos, comme tous les clubs, était avant tout un lieu de rencontres et d'échanges. Ces membres n'étaient obligés à rien sinon une évidente confidentialité. Par contre, ils étaient sélectionnés sur leur volonté de partager leurs connaissances et de mettre leurs pouvoirs au service du Bien, et en particulier de la protection magique du Grand Londres.
De fait, beaucoup de membres proposaient au Steering Comitee d'apporter leur aide formelle dans certains domaines. The Prey patrouillait les rues et, bonne dessinatrice, illustrait certaines publications du Club. Prudence Past jouait le rôle de conseiller particulier auprès du Comitee. Sir Walter collectait et référençait les archives.

A ce sujet, Sir Walter précise avec fierté que le Club disposait d'une immense bibliothèque occulte sur laquelle il veillait.
Au fil du temps, grâce à diverses contributions de familiers, il avait mis la main sur une pléiade d'ouvrages rares : une édition originale du Malleus Maleficarum, Twelve Spells for a Tidy House, Ombres et Esprits [en français], Exercice de Comparaison des Magies Latine et Celtique [en français également], entre autres choses.

Seul bémol, et Sir Walter pointe Majesto du doigt : les Mémoires de Majesto le Jeune manquaient au répertoire, bien que le Club en eu quelques extraits à travers les écrits laissés par Maldritch. Majesto le Moderne, héritiers des originaux gravement mutilés, avait reconstitué les quatre premiers tomes mais ne les avait jamais partagés. Il avait toutefois la bonté de renseigner Sir Walter quand ce dernier en faisait la requête ou, en cas de besoin impérieux, de lui recopier certaines pages issues des originaux.

Le tome auquel le Maître, Maldritch se référait sans cesse, était pourtant le cinquième. De mémoires, il n'était plus question. Ce cinquième et dernier tome aurait été écrit par Majesto le Jeune lors de la seule année 1667. Le mage y aurait prédit la dégénérescence de Londres, non sa destruction, et sa transformation en ce qu'il appelle « le Labyrinthe ». Ce dernier tome, égaré ou détruit, était surnommé « the Book of Darker Days » par Maldritch, pour une annotation laissée par son auteur sur la page de garde : « Darker days ahead ».





La lignée des Majesto


Cette lignée débute avec Majesto l'Ancien et se termine avec Majesto le Jeune. Un nouveau Majesto, dit le Moderne, s'en prétend pourtant l'héritier dans les années 1860. Malheureusement, son passé de directeur de cirque et de mentaliste convaincu de rouerie en fait un successeur peu crédible.

Majesto l'Ancien

Il naît à Rouen en 943 et s'éteint à Londres en 1102.

On le surnomme, de son vivant, Rollon le Majestueux. Sorcier visionnaire, conseiller et ami de Guillaume le Conquérant, il l'accompagne dans son épopée d'invasion de l'Angleterre. La bataille de Hastings est une victoire militaire éclatante qui, en octobre 1066, semble être la promesse d'une campagne facile. Toutefois, les Normands doivent encore marcher sur Londres, qu'ils veulent soumettre sans la briser, et Rollon sait que la ville abrite des thaumaturges puissants.

Sûr de sa maîtrise des arts occultes, mais seul contre tous, Rollon en appel au Diable. Païen qu'il est, il est prêt à conclure un pacte avec le Malin pour la reddition de la ville chrétienne.

Le Diable se présente à l'entrevue. Toujours bien renseigné, il lui révèle que la plupart des magiciens installés à Londres sont de traditions celtique ou romaine. Ils n'ont pas d'affection particulière pour la ville mais la défendront sans doute par entêtement et immobilisme. Le Diable peut les convaincre de la quitter contre, évidemment, juste rétribution. Le prix du service est un incendie de Londres, ce qui semble peu de choses à l'époque.

Piller et incendier une ville rebelle fait même partie de la tradition militaire et permet aux assiégeants de régler trois problèmes à la fois : récompenser les troupes conquérantes, affaiblir l'adversaire et encourager les autres villes à ne pas opposer de résistance. Mais ce n'est pas la logique de Guillaume le Conquérant. Il n'a aucun intérêt à mettre à genou ses futurs sujets. Guillaume prétend qu'Edouard le Confesseur, roi normanophile qui vient de mourir sans héritier, lui confié la direction du royaume d'Angleterre. Il dit aussi qu'Harold Godwinson, le prétendant anglo-saxon, lui aurait prêté allégeance. C'est d'un émissaire persuasif donc Guillaume a besoin, pas d'un déluge de flammes, et le Diable sait y faire.

Rollon accepte le principe de l'incendie mais en repousse la date d'application. Il propose au Diable de jouer l'année aux dés, les chiffres représentant des siècles. Le moratoire sera donc compris en 100 et 600 ans.

Le Diable, ayant d'autres marrons à tirer du feu, ne rechigne pas à vendre à crédit. Rollon jette le dé. Un « cinq » est tiré ; l'affaire est donc conclue avec un paiement différé de cinq cent ans.
Le magicien s'engage donc, via sa descendance, à incendier Londres en 1566. Pour l'heure, Rollon n'a pas d'enfant et il convient avec le Diable que ce problème doit être réglé en priorité.

Les Majesto inconnus : les Protecteurs de Londres

Les descendants de Rollon prennent le surnom commun de « Majesto », même s'ils ne laissent pas dans l'histoire les traces indélébiles de leur majestueux aïeul. Peu est finalement connu d'eux. On sait seulement qu'un certain Majesto le Noir, en 1554, négocie avec le Diable un nouveau moratoire d'un nouveau siècle, contre un prix inconnu.

Ce qu'on peut dire de cette période de Majesto inconnus, c'est aussi qu'ils perdent le lien étroit qu'ils entretenaient avec l'autorité. Ils ne sont plus les conseillers des princes ; ils prennent un rôle de Protecteurs indépendants de Londres. Ce rôle, d'ailleurs, les oblige parfois à s'opposer à leurs anciens mécènes. « Majesto » devient alors un masque derrière lequel ils se dissimulent. D'un autre côté, le nom familial se stabilise. Installés près d'une porte qui jouxtait l'abbaye de Westminster, les Majesto deviennent pour le commun les « Abbeygate » puis, par contraction, « Abbygate ».

Majesto le Jeune

Le second Majesto a avoir laissé sa marque dans l'Histoire est le dernier. Il s'agit de Solomon Abbygate, dit « Majesto le Jeune ». Né en 1609, et considérant l'âge canonique auquel sont morts ses ancêtres, il sera celui qui tiendra la promesse faite devant Londres, six siècles plus tôt. Mais, pour le malheur de son père, il ne porte pas la ville dans son cour. Réfractaire à toute position extrême, il n'entend ni la défendre ni la condamner.

Bien que de fort caractère, Majesto le Jeune conserve une attitude réservée. Il est en fréquente opposition avec son père, que l'Histoire connaît sous le nom de Majesto le Téméraire. Ce dernier ne comprend ni la douceur ni les réticences philosophiques de son enfant.
Il sait que son fils affrontera le cataclysme promis pour Londres. Il veut l'y préparer et faire de lui un mage-guerrier.

Le Téméraire envoie son fils faire ses études à l'étranger. En cette fin de Renaissance, c'est la coutume chez les nantis mais c'est aussi une façon de l'endurcir. Le Téméraire choisit l'Italie parce que c'est un pays de tradition magique mais également parce qu'elle est occupée par les Espagnols, qui ont gardé rancour aux anglais du semi-échec de l'Invincible Armada. Dans ce milieu vivifiant, Solomon pourra développer son sens de la combativité.
Tout se passe bien en Italie. Solomon est un bon élève et s'affirme.

Des études intermédiaires terminées chez les magiciens du cru, Le Téméraire exige le retour de son fils. Solomon refuse. Il se trouve bien à Rome et le climat anglais ne convient pas à sa santé fragile. Un coup de froid pourrait lui être fatal. En réponse à cette réponse modérée, Solomon reçoit, plusieurs nuits de suite, dans ses rêves, la visite de son père en armure scintillante flanqué de créatures de cauchemar.
Afin d'échapper à son destin, Solomon part en Asie où le goût des voyages va le mener par diverses contrées. Il n'entendra plus parler de son père pendant de longues années.

Un jour de juin 1659, Solomon, qui s'est établi en Chine, avec femme, enfants et petits-enfants, apprend la mort du Téméraire. Celui-ci a été tué à Londres par le Vieil Homme, sans doute en préparation de l'assaut prévue en 1666. Rattrapé par sa conscience, Solomon quitte la Chine et vient s'installer à Londres, dont il a tout oublié. Il part sans famille, qu'il ne veut pas mêler à cet affrontement titanesque.

Les quelques années suivantes mettent son caractère paisible à rude épreuve. Solomon doit affronter des monstres de tout poil mais, hormis quelques frayeurs, rien de bien sérieux pour un mage aussi doué. Son travail à cette période est essentiellement livresque. Solomon concilie, dans quatre volumes, l'histoire de ses expériences londoniennes. L'année 1666 arrive.

Le reste de l'histoire est moins bien connu.
Voici que Jeremy Maldritch, qui va devenir le disciple de Majesto le Jeune, raconte des deux dernières années de son maître :

En 1666, Solomon doit faire face à de graves menaces. Dépassé par leur nombre, il renonce à provoquer le Vieil Homme, qui a pourtant tué son père. Au lieu de cela, il affronte Judith McElaine et son esprit familier, the Other Queen. Il semble que ce soit elle qui provoque le Grand Incendie de Londres cette année-là, mais Solomon parvient malgré tout à les neutraliser.

En 1667, affaibli et se refusant à former un cousin incapable, il choisit un apprenti hors de la famille, Jeremy Maldritch. Tout en instruisant Jeremy, il prend sûr lui d'écrire un cinquième et dernier tomes à ses Mémoires. Celui-ci, que Maldritch nomme the Book of Darker Days, est en fait un recueil d'images violentes, d'intuitions obscures, et de prédictions. Solomon prophétise que Londres deviendra une ville de l'Enfer qu'il appelle le Labyrinthe et que l'incendie n'a fait que la purifier avant cette transformation.

C'est ainsi que s'éteint la lignée des Majesto, les Protecteurs de Londres. La ville demeure pourtant sous la garde de leurs héritiers : Maldritch, poursuivant l'oeuvre de son maître, va fonder le Kerberos Club ; par ailleurs, Majesto le Jeune a confié cette tâche à deux lions de pierre qu'il a amenés de Chine et enchantés pour en faire de redoutables adversaires.





Prudence Past


Née dans une famille bourgeoise, choyée par des parents aimants qui désespéraient d'avoir enfin un enfant, Prudence avait tout pour être heureuse. De drôle de fées, pourtant, s'étaient penchées sur son berceau.

Toute petite, Prudence semblait inaccessible aux événements extérieurs. Son visage exprimait une large palette d'émotions mais il était impossible de les relier à son environnement et à ses interactions avec lui. Tout semblait en elle réagir à une source de vie mystérieuse et intérieure.
Par la suite, lorsque Prudence put parler, on la trouva inintelligible. Ce qui avait été l'objet d'amusement, chez un nourrisson, devint objet d'inquiétude. Ce n'est pas qu'elle peinait à articuler les sons ; sa diction était parfaite. Ce n'est pas non plus qu'elle manquait de vocabulaire ; elle en possédait plus que les enfants de son âge. Quel était alors le problème ? Ses discours n'avaient aucun sens, bien qu'ils soient irréprochables sur la forme.

Prudence se découvrit une passion pour la lecture et elle dévora de nombreux ouvrages. Elle devint une jeune femme solitaire, un peu sauvage, ce qui ne l'empêchait pas d'être douce.

Le principal espoir de ses parents, comme beaucoup de parents avec une fille plus ordinaire, était de lui faire faire un beau mariage. Ils y échouèrent malgré une dot impressionnante et un visage avenant desservi un peu, certes, par une silhouette trop maigre. Surtout, une femme se devait de présenter un certain standing. La beauté et la fortune était des atouts mais, savoir accueillir du monde, entretenir une conversation, et présenter une humeur égale étaient des qualités de base. Prudence ne les avait pas.
Ses parents, d'un autre côté, ne se résolvaient pas à la pousser dans un mariage en dessous de son rang ou qui l'eut rendue malheureuse. Ils se résignèrent donc à garder auprès d'eux cette fille qu'il chérissait, ce qui n'était finalement pas pour leur déplaire.

Avant de parvenir à ce renoncement, Prudence était passée entre les mains de plusieurs médecins. Aucun de ces messieurs n'avait su remédier aux propos incohérents qu'elle tenait. Ils étaient toutefois unanimes pour dire que la raison était là, l'intelligence aussi, mais que c'était l'expression seule qui péchait.
Prudence eut aussi de nombreux professeurs particuliers que ses parents avaient choisis avec soin. Elle s'était particulièrement bien entendu avec eux, notamment avec un vieux professeur de littérature anglaise. Elle correspondait toujours avec le vieil homme qui était resté son seul ami bien qu'il se soit retiré de le Nottinghamshire d'où il était originaire.

Le vieux professeur avait un jour dit à ses parents : « Prudence confond passé, présent et futur. Dans sa tête, tout se produit au même instant et, chronologiquement, les causes sont indiscernables des effets ». Les parents avaient aimé cette version poétique de la tragédie de leur fille, elle leur avait paru « shakespearienne ». Prudence s'était sentie comprise.

Par une autre de ses connaissances, un romancier en herbe qui lui faisait commenter ses récits fantastiques, le vieux professeur avait entendu parler du Kerberos Club de Londres. Il évoqua, anonymement, le cas de Prudence avec le jeune romancier. Celui-ci pensait que le Club pouvait lui être d'une grande aide. En tout cas, on ne perdait rien à l'y emmener.

Le jeune romancier, un certain Lester John Purcell, amena Prudence au Kerberos Club. Il ne fut lui-même pas autorisé à y entrer, malgré le grand intérêt qu'il y portait.
Prudence fut reçue par le Steering Comitee qui confirma le diagnostic du vieux professeur de littérature. Il voyait aussi un moyen de la guérir. Il fallait commencer par accepter qu'elle avait un don, et l'utiliser...

C'est ainsi que Prudence intégra le Kerberos Club londonien. Elle adopta le surnom de Prudence Past pour cacher son véritable patronyme. C'était à un hommage à ses talents qui, bien que sur un sentier confus, lui permettaient de voyager dans le temps par la pensée. Prudence ayant un accès facile vers le passé, plus difficile vers l'avenir qui reste à constituer, elle s'identifia à la solide intégrité du premier.






Les Autres



Halmer and Fonts... et le fusil des Confédérés


C'est à Birmigham qu'est créée, en 1817, l'entreprise Halmer and Fonts. Les associés fondateurs en sont Richard Halmer, fils d'un ancien brigadier de l'artillerie, pauvre et estropié, vétéran malheureux de la guerre contre l'Empire français, et Jacob Fonts, héritier un peu terne d'une grande famille de banquiers.

Des deux, Halmer est celui qui apporte les idées. Il n'a pas de connaissances techniques mais cependant, il est ambitieux, charismatique, et il sait s'entourer d'hommes compétents. Beaucoup d'entre eux sont à l'origine des amis de son père, mais Halmer pioche dans tous les cercles, et sait se rendre les gens redevables. Jacob Fonts est un trentenaire timide qui cherche à se faire un nom dans la banque où son père, convaincu que le pouvoir s'acquiert par le mérite, ne lui a guère confié que des fonctions de comptable améliorées.

L'entreprise démarre comme sous-traitant de l'Arsenal Royal d'Enfield. Dès le départ, Halmer voit grand. Il pense convaincre l'Arsenal que des sous-traitants bien menés produiraient plus rapidement et à moindre coût toutes les pièces composant un fusil, lesquelles seraient assemblées par les ouvriers de l'Arsenal. Evidemment, tous les sous-traitants proposés seraient sous sa coupe, parce qu'un tel morcellement des tâches ne peut fonctionner qu'avec une bonne coordination.

L'officier gérant l'Arsenal, plutôt favorable à cette proposition dans la théorie, trouve Halmer trop jeune et impétueux. Il reste sur ses gardes. Il craint en émiettant trop la production d'en perdre la maîtrise et, par ailleurs, il doit occuper les ouvriers de l'Arsenal. Il se réserve bien entendu le rôle de coordinateur.

Halmer est déçu mais n'en démord pas. Il mettra plus de 30 ans à réaliser sa vision. C'est à force de persévérance, dans son lobbying auprès l'Arsenal, dans sa recherche d'alliés et sa volonté d'honorer toutes les commandes, qu'il finira par décrocher le contrat qui lui vaudra sa réussite.

A partir de 1852, les Britanniques observent avec intérêt les accrochages répétés entre Turques et Russes. Un conflit armé est probable et la Grande-Bretagne, empire sur lequel - dit-on - le soleil ne se couche jamais, entend bien intervenir. Après de vifs débats au Parlement, elle décide d'armer ses troupes d'un nouveau fusil en vue de ces opérations. C'est le Pattern 1853 Enfield, proposé par l'Arsenal mais dessiné par Halmer and Fonts. Au moment où le budget est débattu, les moules sont déjà prêts, le matériel est acheté. Richard Halmer a vu trop grand et Jacob Fonts, qui surveille les comptes et réduit le facteur chance au strict minimum, a fini par céder. Si le budget n'est pas voté, Halmer and Fonts fera faillite. Dans le cas contraire, sa préparation lui permettra de tenir le calendrier exigeant qui ne manquera pas d'être imposé.

Finalement, le renouvellement des fusils de l'armée est voté. Halmer and Fonts se lance dans une cadence de production frénétique et y entraîne tous les sous-traitants dont beaucoup, d'ailleurs, sont devenus des filiales. L'Arsenal, qui n'a pas suffisamment anticipé la charge, peine à assembler toutes les pièces détachées qui lui parviennent chaque jour. Le gérant de l'Arsenal délègue une partie du montage à Halmer and Fonts. C'était inespéré !

A partir de cette commande exceptionnelle, dont le coût sera justifié a posteriori par le retentissement de la guerre de Crimée, l'ascension d'Halmer and Fonts est irrésistible. La suite n'est que l'âge mûr d'une croissance qui aura duré 30 ans, sous le regard bienveillant des gérants de l'Arsenal, généraux de passage dans un poste sans éclat, qui se sont progressivement limité à un rôle de représentation.

Richard Halmer s'est tissé un réseau social impressionnant à Birmingham mais, après ce phénoménal succès, il intègre l'establishment à Londres. Il devient une sorte de vieux mondain, profitant sur le tard des fastes de la haute société mais demeurant, surtout, un riche entrepreneur courtisé. Ce fils de brigadier a su faire oublier ses origines modestes. On lui découvre même du sang bleu, un très lointain aïeul, noble désargenté, ayant servi en tant qu'officier auprès de Francis Drake. L'aristocratie est le rêve irréalisé d'Halmer.

Jacob Fonts se montre plus discret. Il est resté célibataire et vit dans une ancienne demeure écossaise qu'il a fait relever de ses ruines. Quand il n'examine pas les rapports qui lui parviennent par la poste, il n'aime rien plus que la chasse et la solitude des Highlands. On dit qu'il est devenu misanthrope et obsédé par la santé financière de son entreprise. Halmer a la direction des affaires mais Fonts lui écrit des lettres passionnées sur la bonne tenue des comptes et donne son avis sur les placements les plus rentables.

En 1859, Jacob Fonts meurt. Tous ses biens reviennent à son associé, Richard Halmer, dont on découvre avec surprise que Fonts l'a adopté en 1857, alors que seule une différence d'âge de 10 ans les séparait.

Fin 1864, Halmer accède à la plus grande reconnaissance à laquelle il pouvait prétendre. Il est fait comte et, parce qu'un titre doit reposer sur des terres, il sera comte d'Ytherness. Ce comté n'est autre que la lande lugubre que son vieil associé, Jacob Fonts, avait acquis pour y vivre en reclus.

Fin de l'histoire de cette association entre deux tempéraments que tout opposait, celui qui manipulait autrui et celui qui, pour être à son aise, devait le tenir à distance.

Le Pattern 1853 Enfield, ou P53 Enfield, est le modèle emblématique de l'entreprise Halmer and Fonts et sa grande fortune, qui a valu à ses fabricants leur renommée, mérite d'être racontée en détails.

Ce fusil commence sa carrière en équipant nombre de soldats britanniques qui participent à la guerre de Crimée, de 1854 à 1856. C'est un fusil qui se charge classiquement par la gueule. Il mesure 55 pouces de longueur, soit 140 centimètres. Cette longueur, alors que la principale formation de combat est en ligne, permet à un second rang de soldats de ne pas tirer trop près des visages du premier. Elle autorise également à porter des coups de baïonnette contre la cavalerie. Les cartouches en papier gras contiennent 68 grains de poudre noire et une balle de type « Minié ».

Après cela, le P53 Enfield remplace petit à petit tous ses concurrents et devient le standard de l'armée.

En 1857, on lui attribue en partie la Révolte des Cipayes. Ses cartouches seraient graissées avec du porc, ce qui choque les musulmans, ou avec de la vache, ce qui viole les tabous hindous. Ceux-ci doivent déchirer la cartouche de papier avec les dents pour bourrer leur fusil. Si la lubrification par la graisse n'est pas suffisante, ils doivent même y ajouter de la salive.

Plus récemment, le P53 Enfield s'illustre des deux côtés de la guerre de Sécession. Toutefois, il est moins présent chez les nordistes, qui fabriquent leur propre fusil, le Springfield modèle 1861. Au Sud, les ventes de P53 sont favorisées par le gouvernement de Sa Majesté, qui apporte son concours aux succès des armées confédérées. Par la suite, cette politique de soutien est officiellement abandonnée. Les livraisons doivent passer à travers le blocus pour parvenir à l'armée sudiste.




Les oeuvres suivantes, relevant du domaine public, sont entrées dans la composition graphique de cette page: une illustration de la nouvelle d'Edgar Allan Poe Ligeia par Arthur Clarke (1919) ; All Is Vanity par Charles Allan Gilbert (1892) ; un portrait anonyme d'Ann Radcliffe ;
Dans le corps du texte: une photographie du Loch Lomond postée sur Wikipédia par Grinner ; une illustration de Gustave Doré réalisée pour Idylls of the King de Lord Alfred Tennyson (1868) ; une illustration du poème The Lady of Shalott du même Lord Tennyson, par W.E.F. Britten (1901) ; une représentation de Kelmscott Manor issue de l'édition de 1893 de News from Nowhere, rédigée par William Morris et publiée par Kelmscott Press.
Le menu est fait à partir de l'illustration Harpies dans le Bois Infernal dessinée par Gustave Doré pour l'Enfer de Dante.
Pour marquer la séparation entre les chapitres, la photographie postée sur Wikipedia d'une horloge réalisée pendant la Révolution francaise affichant le temps décimal.
Le tableau Escapando de la critica de Pere Borrell del Caso sert de cadre pour certaines illustrations.